Le livre de la jungle insurgée: Plongée dans la guérilla naxalite en Inde

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    Alpa Shah

    Publisher: Éditions de la rue Dorion

    Year: 2022

    Format: Paperback

    Size: 376 pages

    ISBN: 9782924834268

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« Nous descendons les falaises de granit escarpées avant d’atteindre les gorges. En bas, nous découvrons une forêt d’acacias et de palash couverts de grosses fleurs bulbeuses cramoisies. Nous offrons l’image saisissante d’une longue procession de fourmis progressant sur un tapis rouge vif vers les rizières qui, interminablement, s’étirent jusqu’à l’horizon découpé par les collines bleues du Jharkhand. Ces forêts et ces champs forment le Jungle Raj, le royaume de la forêt. Le paysage est parsemé de ponts à demi construits, si bien que pendant la mousson ces régions sont complètement isolées des plaines par les vastes fleuves tumultueux que les militaires n’osent pas traverser. Pour les rebelles, il est essentiel que ces infrastructures ne soient jamais terminées afin d’empêcher les forces de sécurité indiennes d’accéder aux bastions de la guérilla. »

Le mouvement révolutionnaire naxalite, basé dans les forêts du centre et de l’est de l’Inde, est en guerre depuis 50 ans contre l’État indien. Les hommes et les femmes qui combattent dans ses rangs sont des membres des basses castes et des communautés tribales, allié·es à des rebelles héritier·es du marxisme-léninisme pour opposer aux grands projets d’infrastructure une vision du monde égalitaire et communautaire.

En 2010, l’anthropologue Alpa Shah enfile un treillis et s’embarque pour une marche de sept nuits avec une escouade, parcourant 250 kilomètres à travers les forêts denses et accidentées de l’est de l’Inde. Dans ce récit intimiste et limpide, Shah nous plonge nuit après nuit dans un carnet de route époustouflant.

Son récit à la première personne met en scène ses fatigues et ses attentes, décrit minutieusement les scènes de cuisine ou d’ablutions féminines, et nous rappelle la biographie déroutante de certains jeunes compagnons adivasi, habitants autochtones des forêts, ayant rejoint la lutte. En dialoguant avec des leaders révolutionnaires aux axiomes parfois rigides et en partageant le quotidien de villageois·es dans les zones libérées par la guérilla, Shah nous embarque au coeur de la dépossession, et raconte pourquoi une part de la population pauvre de ce qu’on appelle « la plus grande démocratie du monde » s’est tournée depuis des décennies vers la lutte armée.

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Alpa Shah (autrice): Britannique d’origine indienne, elle est professeure d’anthropologie à la London School of Economics. Pour son terrain de thèse, elle a vécu plus de trois ans dans un village tribal d’une région pauvre de l’est de l’Inde, le Jharkhand. De quoi forger une complicité avec les villageois·es qui lui a ouvert la voie vers la guérilla. Elle a publié In the Shadows of the State (2010) et co-écrit Ground Down by Growth, Tribe, Caste, Class and Inequality in Twenty-First Century India (2017). Elle a réalisé pour la BBC le documentaire audio India’s Red Belt (2010).

Recensions

Quelques questions poséesau mouvement révolutionnaire mondial à partir du livre d'Alpa Shah

Par Gustave Massiah, 1er juin 2022. Allocution à la librairie Quilombo (Paris).

Une présentation du livre d’Alpa Shah C’est un livre très beau et très important, et je voudrais surtout vous recommander de vous le procurer et de le lire. C’est une immersion dans cette lutte de plus de cinquante ans contre les inégalités et les discriminations, pour la libération et pour une société communiste et égalitaire. Un parcours, une marche avec cette guérilla méconnue et par bien des côtés exemplaires des chemins de l’émancipation. Alpa Shah a marché avec les naxalites au Jharkhand, dans le nord-est de l’Inde . Elle nous raconte cette rencontre et cette plongée dans la guérilla. Elle nous livre une épopée à travers quelques personnages emblématiques qui rythment sa marche et la compréhension de cette odyssée. Nous découvrons Gyanji, un vieux sage révolutionnaire respecté ; Prashand, petit chevrier qui rejoint les naxalites et lit plusieurs livres en même temps dont Alexandra Kollontaï ; Kohli, un adolescent en révolte contre son père et qui découvre la fraternité de la guérilla ; Vikas, le cadre tenté par le pouvoir et l’argent en qui elle soupçonne un Frankenstein ; Seema, une cadre de la guérilla et Somwari porteuse des valeurs adivasis, des féministes qui refusent le patriarcat.

Ce livre est exceptionnel parce qu’il combine et entrelace quatre dimensions remarquables. C’est d’abord un témoignage personnel, la capacité de se dépasser à partir de sa situation et de son histoire. C’est ensuite, la mise en avant d’un engagement révolutionnaire et d’une fidélité à cet engagement sans en ignorer les limites et les contradictions. C’est aussi une approche anthropologique, resituée par rapport à l’Etat et au capital, inscrite dans l’histoire longue, en montrant ce que peuvent apporter les peuples premiers dans le renouvellement du rapport entre les sociétés humaines et la Nature. C’est enfin une démarche scientifique rigoureuse qui s’appuie sur des sources référencées et identifiées, inscrite dans une approche qui part du marxisme tout en cherchant à renouveler cette approche. Ces quatre dimensions se complètent et se combinent pour offrir une lecture agréable et prenante.

Le livre commence par une présentation du mouvement naxalite dans l’ensemble du mouvement révolutionnaire indien. Il se veut un héritier du mouvement communiste mondial. A la fin des années 1970, il y a en Inde une constellation de partis communistes. Les débats sont souvent virulents ; ils portent notamment sur l’usages des armes, les organisations de masse, le système parlementaire. La lutte armée est le choix de la forme avancée de la lutte révolutionnaire. Elle s’oppose à la répression et à la contre-révolution. Ses limites et ses contradictions ne doivent pas faire oublier ce qui la sous-tend. L’objectif est de construire une société communiste égalitaire. La référence maoïste met en avant le rôle révolutionnaire de la paysannerie, la lutte anticoloniale, l’enquête qui nécessite de partir des masses pour revenir aux masses. Les mots d’ordre expriment ce que les révolutionnaires considèrent comme des évidences : lutter contre les inégalités, pour la justice sociale, contre propriétaires terriens, contre les barrières de castes, pour les droits des travailleurs, pour le droit à la terre. Il s’agit de mobiliser les exclus pour le droit à la dignité. A partir des années 1990, la mobilisation du mouvement naxalite a été très forte chez les adivasis, terme qui signifie « premiers habitants de l’Inde ». Les peuples premiers ont conservé leur capacité à relier l’autonomie individuelle et la créativité collective, sans le faire au détriment des autres.

Alpa Shah s’attache à comprendre le sens profond de l’engagement révolutionnaire. Elle affirme que la subversion est nécessaire à la démocratie et constitutive de l’humanité. Elle insiste sur la priorité donnée aux valeurs égalitaires, rappelant ainsi que la gauche c’est d’abord la lutte pour l’égalité. Les naxalites, depuis trente ans, luttent contre les inégalités. Ils ont mené de front la lutte pour les moyens de subsistance et la défense de l’égalité. Ils se sont constamment opposés à la colonisation puis à la stratégie du capitalisme néolibéral. Ils ont su affirmer l’humanité des rebelles renforcée par la prise de conscience des injustices matérielles. Ils s’opposent à la stratégie offensive des extractivistes qui cherchent à purger le territoire de ses habitants pour contourner l’obligation de vendre une terre adivasi à des adivasis. La guérilla veut libérer les forêts des forces militaires et des multinationales pour les restituer aux peuples qui les ont maintenues. Elle se donne pour mission d’accompagner les adivasis dans le passage des communistes primitifs à des vrais communistes conscients. 

La primauté donnée à l’engagement révolutionnaire est renforcée par la capacité de conserver l’esprit critique sur les dangers et les dérives. Elle accompagne le danger du passage inévitable par la violence et l’affrontement armé. L’offensive militaire et idéologique explique en grande partie les contradictions et l’affaiblissement du mouvement. Un des grands dangers de dérive est lié à la recherche des moyens nécessaires à la guérilla. Le financement de l’insurrection passe par le racket de la protection. Il devient difficile d’isoler le mouvement de secteurs aisés et d’acteurs troubles. On retrouve alors des comportements qui ne se différencient pas des corrompus et qui conduisent même à l’apparition de renégats. Ces compromis conduisent certains à théoriser un passage quasi inéluctable, voire même nécessaire, par le capitalisme. On retrouve aussi une promotion involontaire de comportements patriarcaux. D’autant que de nombreuses femmes sont parties pour échapper au patriarcat plutôt que de rester dans leur communauté pour le combattre ; La guérilla en est venue à idolâtrer la famille monogame et à adopter une moralité qui renforce le patriarcat. Pour certains dirigeants de la guérilla l’image des adivasis est un stéréotype d’un peuple innocent et vulnérable qui succède à celui des adivasis sauvages et barbares qu’il faut protéger par le moralisme par rapport à l’alcool et au relations sexuelles considérées comme trop libres. La violence populaire et l’autoritarisme s’opposent aux réalités vivantes et accentuent les fragilités avec le danger d’une évolution antidémocratique.

A chacune des étapes de la marche, en vivant les rencontres, Alpa Shah aborde des questions de fond qu’elle développe à la lumière de ce parcours. Chemin faisant, elle aborde la question du sacrifice et de la renonciation, de la libération et de la violence qui accompagne tout engagement total dans la lutte. Sa réflexion sur le sacrifice avance une hypothèse : en situation contrainte, le contraire du sacrifice c’est le suicide. Les solidarités nouvelles permettent de transcender et dépasser le monde ordinaire. Elle relie la rébellion adolescente et la lutte armée. Elle inscrit la guerre révolutionnaire contre l’Etat indien à l’élan mondial pour une société communiste. Elle montre l’humanité et l’intimité qui fondent les idéaux égalitaires. Les peuples premiers défendent leur terre pour lutter contre leur annihilation. Il leur faut s’opposer à l’avancée de l’Etat et du capital. Elle revient sur les origines du financement, sur l’idée qu’on peut se servir. Elle revient aussi sur le danger de se lier à des hommes de trafic au risque de leur ressembler et de trouver normal de s’enrichir. Elle montre les dangers de s’intégrer à l’économie souterraine pour financer le mouvement en se liant à des hommes de trafic. Comment introduire d’autres règles, refuser ou modifier les règles d’extorsion, éviter de ne pas maîtriser et arriver à ne pas succomber. Avec la rencontre avec Somwari, elle va approfondir sa réflexion sur la lutte contre le patriarcat. Elle va élargir sa réflexion à une approche plus théorique et plus fondamentale des relations entre le genre, les générations, les classes et les castes.

De quelques questions posées au mouvement révolutionnaire mondial Après cette présentation du livre de Alpa Shah, je voudrais pointer quelques questions qui se posent au mouvement révolutionnaire dans la situation actuelle et que son approche permet d’éclairer.

L’histoire du mouvement révolutionnaire mondial entremêle la lutte contre le capitalisme et la lutte contre l’impérialisme. Proposons de retenir trois périodes. La première période va de la première internationale à la révolution de 1917. La seconde période va de 1920 jusqu’au début des années 1980 ; c’est celle de la décolonisation et de l’anti-impérialisme. Elle comprend un moment novateur avec les mouvements de 1965 à 1973 dans le monde. La troisième période de la fin des années 1970 à 2008 est marquée par l’altermondialisme en lutte contre le néolibéralisme. A partir de 2008, la succession des crises (financière, climatique, pandémique, géopolitique) pourrait annoncer une nouvelle période.

Le mouvement naxalite s’inscrit dans la longue histoire du mouvement révolutionnaire mondial. Il est un des moments de cette histoire longue. Il s’inscrit dans la liaison entre le mouvement communiste qui commence avec la 1ère internationale et les luttes de la décolonisation. La première grande période de lutte, à partir de la 1ère internationale, dès 1865, va s’approfondir avec la Commune, et en 1905 avec la révolution des soviets ; elle débouche sur la révolution de 1917. Sans oublier, aussi en 1905, la révolution paysanne mexicaine et zapatiste. Une deuxième période commence avec le Congrès des Peuples d’Orient, à Bakou en 1920, qui propose l’alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements ouvriers. Le Congrès des Peuples Opprimés, à Bruxelles en 1927, met en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’indépendance nationale. Elle comprend la longue marche commencée en 1934 et la révolution chinoise de 1949. La conférence de Bandung en 1955 des premiers chefs d’Etat d’Afrique et d’Asie, avec l’Inde, la Chine, l’Indonésie, l’Egypte va mêler les nouveaux Etats et les mouvements de libération. A Bandung, Chou en Lai va déclarer : les Etats veulent leur indépendance, les nations leur libération, les peuples la révolution.

L’histoire des mouvements révolutionnaires de cette période est à approfondir. Les naxalites rappellent son importance et sa sous-estimation. Alpa Shah rappelle la référence au Sentier Lumineux péruvien, au mouvement philippin. Elle le relie à la lutte armée prolongée mise en avant par Che Guevarra. On peut aussi rappeler les soulèvements à Madagascar, les focos brésiliens, la révolution vietnamienne, la décolonisation algérienne, la libération des colonies portugaises, la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, la Palestine, … C’est à cette période que se rattache le mouvement naxalite. Il se définit comme maoiste car il reprend les références dégagées par la révolution chinoise : mener une guerre populaire prolongée caractérisée par la longue marche, encercler les villes par les campagnes, s’emparer de l’Etat, construire une société communiste égalitaire.

Une nouvelle période de luttes révolutionnaires correspond aux années 1968 ; Immanuel Wallerstein propose de retenir la période 1965 à 1973, féconde en propositions nouvelles. La réponse de l’impérialisme sera le néolibéralisme expérimenté au Chili dès 1973 et imposé à travers la crise de la dette et les programmes d’ajustement structurel. Une nouvelle période de révolutions est à prendre en compte avec les insurrections des places dès 2011, réprimées mais qui n’ont pas encore donné toutes leurs potentialités.

Une nouvelle question est posée au mouvement révolutionnaire : quelles sont les formes les plus avancées, aujourd’hui, du mouvement révolutionnaire ? Alpa Shah souligne que le mouvement naxalite est arrivé à ses limites. Il a subi une répression féroce et continue. Plus généralement, les mouvements de résistance en Inde ont obtenu des résultats, même si la situation des couches populaires reste inacceptable. Par exemple, les mouvements sociaux dont une grande part d’organisations de dalits ont obtenu en 2005 le vote du National Rural Employement Guarantee Act qui permet à tous les ménages ruraux qui le demandent une garantie de cent jours de travail rémunérés au salaire minimum. A l’échelle de l’Inde c’est considérable et peut ouvrir une perspective pour l’ensemble des peuples du Sud. De même les adivasis ont obtenu une loi qui interdit de vendre une terre adivasi à d’autres que des adivasis. Le mouvement est arrivé à ses limites du fait aussi du changement de période. La lutte armée a représenté la pointe la plus avancée du mouvement révolutionnaire mondial issu de la décolonisation. Elle a permis de définir les formes de la violence révolutionnaire. La question est posée : quelle est la forme la plus avancée du mouvement révolutionnaire aujourd’hui et notamment comment définir la dimension anti-impérialiste des luttes des peuples dans la situation actuelle.

La question fondamentale posée au mouvement révolutionnaire est la question stratégique, celle de la transformation sociale et du pouvoir. Immanuel Wallerstein a beaucoup insisté sur le nécessaire renouvellement de la stratégie révolutionnaire. Il rappelait que la bourgeoisie avait défini depuis Cromwel une stratégie : créer un parti, pour conquérir l’Etat, pour changer la société. Dans la 1ère internationale le débat a porté sur l’adoption de cette stratégie pour construire le socialisme. Après bien des débats, notamment après la Commune, et le débat sur l’Etat, le mouvement ouvrier a reconduit cette stratégie. Aujourd’hui, la question est ouverte. Créer un parti pour conquérir l’Etat se traduit par un parti-Etat avant même d’avoir conquis l’Etat, et l’Etat n’est pas un moyen neutre pour construire une nouvelle société. C’est ce qui a conduit le mouvement altermondialiste a rechercher l’autonomie de la société par rapport à l’Etat et à approfondir la distinction entre la forme mouvement et la forme parti. Cette interrogation sur l’Etat remet au centre du débat la définition même de la démocratie interpellée par un changement culturel profond des nouvelles générations sur les questions de la représentation et de la délégation.

Le mouvement révolutionnaire de la prochaine période est aussi confronté à la nécessaire redéfinition de l’internationalisme. L’altermondialisme se propose comme un prolongement de l’internationalisme prenant en compte la mondialisation néolibérale comme une nouvelle phase du capitalisme. L’internationalisme est aujourd’hui confronté à la nécessaire redéfinition de la période qui n’a pas encore tenu compte de la rupture de la décolonisation. Dans la formule de Chou en Lai à Bandoung, en 1955, les Etats ont eu leur indépendance et on en voit les limites, les nations veulent leur libération ce qui entraînera une évolution profonde des Etats au-delà des Etats Nations, c’est une évolution qui commence à peine.  Et comment peut s’organiser le système mondial à partir de l’émancipation des peuples ?

Le mouvement altermondialiste doit se renouveler. Il a connu plusieurs périodes dans son opposition au néolibéralisme. De 1973 à 1989, il a été porté par les luttes contre la dette et l’ajustement structurel dans les pays du sud. De 1990 à 1999, il a organisé des grandes manifestations mondiales contre l’imposition d’un nouvel ordre mondial contrôlé par les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale, Organisation mondiale du commerce) autour du mot d’ordre : « le droit international ne doit pas être subordonné au droit des affaires ». Après les manifestations de Seattle il a opposé le Forum social mondial au Forum Economique de Davos. Depuis 2008, la succession des crises ouvre une nouvelle période : crise financière, réponse austéritaire du capitalisme mêlant austérité et autoritarisme, insurrections populaires depuis 2011, prise de conscience de la crise climatique et écologique, crise pandémique, crise géopolitique et militaire.

L’invention du mouvement révolutionnaire dans une nouvelle période nécessite la réappropriation de l’histoire de ses luttes dans les différentes régions du monde. Le livre d’Alpa Shah illustre l’importance du mouvement naxalite trop ignoré ou négligé dans l’ensemble de ces luttes. Il s’inscrit dans la profondeur de l’histoire humaine. Sans négliger les nations et les Etats, les peuples inscrivent leur histoire, leur culture et leurs langues, dans de grandes régions. On peut proposer de distinguer trois grandes régions dans le continent asiatique : l’Asie chinoise, l’Asie du Sud Est (Indonésie, Corée, Japon, Philippines, Thailande, Vietnam) et l’Asie du Sud (Inde, Bangladesh, Pakistan, Sri Lanka). Le livre d’Alpa Shah rappelle l’histoire des partis communistes indiens et montre tout l’intérêt et la richesse du mouvement naxalite comme une des étapes du mouvement révolutionnaire. Il nous rappelle aussi l’importance des mouvements en Inde comme nous avions pu le voir en 2004 au Forum Social Mondial de Mumbai avec les cortèges de Dalits défilant avec leurs oriflammes dans les rues du village altermondialiste dessiné par PK Das ; le Forum parallèle organisé par les naxalites ; comme on a pu le voir aussi avec les succès des paris communistes au Kerala et dans la République démocratique fédérale du Népal. L’altermondialisme ne se limite d’ailleurs pas aux partis communistes indiens. Le mouvement gandhien Ektaparishad, sous l’impulsion de Rajagopal, a lancé à l’échelle internationale une marche, sur le modèle de la marche du sel que Gandhi avait lancé contre la colonisation britannique. Les marcheurs devaient aller jusqu’au siège des Nations Unies à Genève, où ils devaient être rejoints par des marches mondiales, pour lutter contre la pauvreté, les inégalités et les discriminations. Ils ont entamé leur périple depuis Delhi ; la marche a dû être arrêtée en Arménie, à l’hiver 2020, en raison de la pandémie du covid.

Le livre d’Alpa Shah est d’une grande actualité. Il met en évidence les nouvelles radicalités qui vont caractériser la nouvelle période et les ouvertures révolutionnaires. Elle se réfère à la lutte des classes et la référence au caractère central de l’alliance entre mouvement ouvrier et mouvement paysan est toujours en référence. Elle met l’accent sur les éléments stratégiques qui se dégagent. Le précariat par rapport à la montée des classes moyennes dans le salariat, chez les paysans et les petits commerçants. Elle met en évidence l’importance de la lutte contre le patriarcat et la force des féminismes. Elle montre que la lutte contre les inégalités et les discriminations prolongent la libération anticoloniale. Elle resitue les avancées considérables que portent les peuples autochtones dans la conscience de leur profonde humanité et dans leurs rapports à la Nature. 

Je voudrais insister sur l’importance des mouvements dans le rapport entre le social et l’écologie à partir de quelques exemples dans la région d’Asie du Sud. La catastrophe de Bhopal, en 1984, avec l’explosion de l’usine de Union Carbide, est considérée comme une des plus graves catastrophes industrielles du monde. Elle a fait des milliers de victimes et continue d’en faire. Elle a mis en évidence l’impunité des multinationales qui mettent en avant l’indépendance juridique des filiales. Le mouvement social a dévoilé les conséquences du rôle des multinationales dans l’espace juridique mondial. Le deuxième exemple est celui du Pakistan Fisherfolk Forum (PKF), animé par Mohamed Ali Shah, qui nous a quitté récemment. Il a été un des organisateurs du Forum Social Mondial à Karachi en 2006. Le PKF organise les pêcheurs et leurs familles. Confrontés à la pollution du delta de L’Indus, il est devenu une association écologiste très active. Continuellement arrêtés par les gardes-frontières les pêcheurs se sont engagés pour la paix sur la question du Cachemire. Après les inondations de 2010, les pêcheurs ont été expulsés des plages au profit d’hôtels de luxe. Le mouvement paysan est un exemple remarquable de la radicalité des mouvements. La Via Campesina, avec près de 200 millions de membres, est le plus important social organisé à l’échelle mondiale. Le mouvement paysan a réussi à persuader le monde, à commencer par eux-mêmes, que l’agriculture est plus moderne que l’agro-industrie, compatible avec la défense de la Nature. La Via Campesina a mis en avant la souveraineté alimentaire et l’interdiction des OGM. 

Pour un renouvellement théorique et un nouveau projet, un récit mobilisateur. La période qui s’ouvre est pleine de dangers. Elle montre l’émergence de forces réactionnaires mêlant les idées de droite et d’extrême droite. Cette montée des idées d’extrême droites et des régimes parfois fascisants est une réaction à la montée des nouvelles radicalités et des nouvelles tendances. Par exemple, le passage à une décroissance démographique amorcé dans de nombreuses régions, en dehors de l’Inde et de l’Afrique, renouvelle le rôle du mouvement contre le racisme, prolonge les luttes de la décolonisation et des discriminations, renforce la radicalité des mouvements des migrants et des diasporas.

Dans la période qui vient, nous aurons besoin de renouveler une compréhension de l’évolution à partir de la nécessaire prise en compte des changements comme l’avait permis l’approche marxiste. De ce point de vue l’approche de Alap Shah participe à ce renouvellement en reliant les approches sociales, politiques, philosophiques et anthropologiques. Nous aurons aussi besoin d’un nouveau récit mobilisateur qui prenne le relais de la décolonisation et du soviétisme.

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La Lecture d'un libraire de la Maison Norman Bethune

Les publications en langue française sur l’une ou l’autre des deux plus vieilles guérillas maoïstes qui poursuivent une activité militaire dans le cadre d’une stratégie de guerre populaire prolongée, aux Philippines et en Inde, sont peu nombreuses. Certains textes ou prises de position du Parti communiste des Philippines et du Parti communiste d’Inde (maoïste) ont certes été traduits en français, mais l’essentiel de la littérature sur ces importants mouvements – reportages, rapports, analyses ou publications de ces organisations elles-mêmes – n’est accessible qu’en langue anglaise, dans le meilleur des cas. La parution récente, aux Éditions de la rue Dorion, de la traduction d’un ouvrage de l’anthropologue Alpa Shah, publié originalement en 2018 sous le titre Nightmarch: Among India’s Revolutionary Guerrillas, est donc digne de mention pour tout francophone intéressé par la guérilla naxalite en Inde, dont l’origine remonte à la fin des années 1960. Non seulement du fait de son unicité, mais par la pertinence et la qualité des observations de son autrice.

Britannique d’origine indienne, Alpa Shah est professeure d’anthropologie à la London School of Economics. Pour son terrain de thèse, rappelle l’éditeur, elle a vécu plus de trois ans dans un village tribal d’une région pauvre de l’Est de l’Inde, le Jharkhand, où la guérilla maoïste est présente et solidement implantée. L’ouvrage qu’elle a publié en 2018 n’est pas le premier dans lequel elle évoque l’activité des Naxalites ; elle a notamment réalisé pour la BBC le documentaire audio India’s Red Belt en 2010 [1].

Traduit avec soins, Le livre de la jungle insurgée raconte l’intégration de l’autrice, en 2010, à l’occasion d’une marche de sept nuits avec une escouade de l’Armée populaire de libération et de guérilla, qui l’amènera à parcourir plus de 250 kilomètres à travers les forêts denses et accidentées de l’Est de l’Inde. Lors de son séjour de trois ans dans le Jharkhand – en plein cœur de l’opé­ration Green Hunt déployée par l’État indien pour écraser la guérilla maoïste –, Alpa Shah avait manifesté son intérêt à interviewer un dirigeant du comité central du Parti communiste d’Inde (maoïste). L’invitation est arrivée en février 2010, d’où son embarquement dans une escouade de la guérilla, qui l’accompagnera jusque dans l’État voisin du Bihar, où la rencontre aura lieu. Vétéran du mouvement naxalite, Bimalji est un fondateur du Centre communiste maoïste (MCC) – l’une des trois organisations dont la fusion en 2004 a donné naissance au Parti communiste d’Inde (maoïste).

Bien qu’elle en fasse évidemment état, la rencontre avec ce dirigeant n’occupe que quelques pages de l’ouvrage de l’anthropologue. Le récit des sept nuits qu’elle a passées avec la guérilla est sans nul doute captivant. Il aurait pu n’être qu’anecdotique, mais ce n’est pas du tout le cas ; il bénéficie en effet de la profonde connaissance qu’a l’autrice de la réalité des rapports sociaux qui caractérisent les communautés d’Adivasis [2] et plus généralement, des contradictions de la société indienne. À la fois admirative et critique de la guérilla naxalite, son récit offre de nombreux repères et indices qui témoignent du profond ancrage de cette dernière dans la réalité de ces communautés. La réalité quotidienne de la guérilla, son potentiel fortement émancipateur – en particulier pour les femmes qui s’y joignent –, mais aussi ses difficultés et contradictions sont au cœur du journal de bord de l’autrice. Les impacts de la répression et de l’offensive contre-révolutionnaire brutale du régime indien y sont présentés avec tout ce que cela comporte, y compris quant aux perspectives de développement, voire tout simplement de persistance de la guérilla, dont l’autrice reconnaît qu’elle est en position de survie.

Dans la préface à l’édition française qu’elle a rédigée, Alpa Shah écrit : « L’Inde est en passe de devenir une gigantesque prison. […] Les libertés sont brutalement attaquées, les populations sont dépossédées de leurs moyens de subsistance, les inégalités explosent. […] Dans les villages où j’ai vécu et mené mes recherches en tant qu’anthropologue, tout le monde peut témoigner des blessures qu’inflige la police lors des séances de torture, qu’on les ait subies personnellement, qu’on en ait été témoin ou qu’on ait aidé à les soigner. Ces récits parlent de décharges électriques, de brûlures au fer rouge, de passages à tabac, de personnes suspendues tête en bas, pieds et poings liés. »

L’autrice se désole que l’État ait instrumentalisé le mouvement naxalite pour justifier une escalade de la répression, qui vise à museler l’ensemble du pays : « La publication de ce livre en France [et au Québec] est pour moi une manière de faire connaître ces enjeux et de donner un visage à ceux et celles dont les vies ne doivent pas être effacées […]. La subversion n’est pas seulement essentielle à la démocratie ; elle est fondatrice de notre humanité. Dans un contexte où les élites indiennes s’emploient de plus en plus à brouiller la distinction entre justice sociale et terrorisme, la solidarité internationale sera décisive. » Puisse en effet la parution de son ouvrage en langue française y contribuer.

Éric Smith


[1]  Ce dernier est toujours disponible à l’adresse suivante : https://www.bbc.co.uk/programmes/b00s7dvr.

[2]  Le mot « adivasi » est utilisé en Inde pour désigner les personnes qui descendent de celles qui habitaient le territoire avant les invasions aryennes et turques musulmanes, et qui vivent encore majoritairement dans les forêts. Officiellement, l’État indien reconnaît plus de 700 communautés (ou « tribus ») adivasies, par ailleurs exclues du système des castes. On parle au total de plus de 100 millions de personnes, principalement regroupées au centre de l’Inde.

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Les fantassins révolutionnaires de l'Inde, recension par Sam Boskey

Recension parue le 15 octobre 2022 dans le magazine Montréal Serai https://montrealserai.com/article/les-fantassins-revolutionnaires-de-linde

Montréal Serai m’a invité à commenter ce livre, non pas en tant que spécialiste de l’Inde, du maoïsme ou des Adivasis (peuples autochtones de l’Inde), mais plutôt en tant que membre intéressé du public.

À la fin des années 1960, lorsque j’étais étudiant de premier cycle à l’Université McGill, des informations éparses nous parvenaient concernant une rébellion dirigée par des maoïstes à Naxalbari, au Bengale-Occidental. Par la suite, on nous a dit que le Sentier lumineux au Pérou, les Khmers rouges au Cambodge et le ZANU en Rhodésie du Sud étaient également influencés par le maoïsme. La plupart des commentateurs occidentaux ont condamné ces groupes sans chercher à expliquer leurs idées, leurs objectifs ou leurs réalisations. Quant à moi, j’aurais voulu savoir comment les principes révolutionnaires théoriques étaient mis en œuvre au quotidien et comment ils pouvaient façonner la stratégie dans le contexte d’une guérilla.

C’est en 2011 qu’Arundhati Roy, romancière et militante politique de renommée mondiale, a publié le récit de sa rencontre avec les guérilleros maoïstes qu’on appelle les naxalites dans les territoires indiens contrôlés par les Adivasis. L’ouvrage de Roy a renouvelé l’intérêt en Occident pour cette lutte armée qui se poursuit toujours mais dont on parle rarement[1].

Quelques années plus tôt, l’anthropologue et professeure à la London School of Economics Alpa Shah, qui avait vécu dans un village adivasi de 1999 à 2003 dans le cadre de ses recherches doctorales, s’est rendue dans la jungle indienne pour marcher pendant une semaine avec un peloton d’insurgés naxalites membres de la People’s Liberation Guerrilla Army (PLGA). Son livre Nightmarch: A Journey into India’s Naxal Heartlands, paru en 2018, a connu un vif succès et vient d’être traduit en français[2].

D’origine indienne, élevée au Kenya et résidant en Grande-Bretagne, Shah est une anthropologue universitaire. Au moment de son premier séjour dans un village adivasi, elle a cru constater que les brigades naxalites se livraient à un racket, forçant la population locale à leur fournir de l’argent, de la nourriture et d’autres formes de soutien matériel en échange d’une protection contre l’armée, la police et les milices privées qui menaçaient les Adivasis. C’est plus tard qu’un professeur lui propose de pousser plus loin sa réflexion : les activités des naxalites auraient-elles un sens politique ? Est-il vrai que les gens des villages sont coincés entre deux forces armées qui se font concurrence ?

Shah revient dans la région en 2010, et pour s’entretenir avec un leader naxalite, elle se joint à une unité de soldats naxalites pour une marche en forêt qui dure une semaine. Pour échapper à la surveillance des autorités, les membres de l’unité ne se déplacent que la nuit, d’où le titre anglais Nightmarch.

Le livre propose deux fils conducteurs qui s’entrecroisent et raconte, en même temps, l’histoire des deux communautés.

Premier fil conducteur : Shah décrit la marche nocturne avec les soldats naxalites; au cœur de la jungle, c’est un voyage parfois palpitant, toujours épuisant. Habillée en homme, elle est la seule à ne pas porter d’arme. La marche, la nourriture, le sommeil, la traversée d’espaces ouverts dangereux (routes, rivières), constituent autant de défis pour l’enseignante londonienne qui accumule en même temps les expériences et les observations.

Le deuxième fil consiste pour l’anthropologue à décortiquer ce qu’elle a appris : fonctionnement des unités insurgées, effets de la classe et de la caste sur la prise de décisions, degré d’émancipation des femmes dans les forces naxalites, comportement « déviant » sur le plan politique de certains soldats, etc.

Tout au long du livre, on passe constamment du journal de voyage à l’analyse sociologique. Shah nous parle de pieds calleux et, l’instant d’après, de vieilles luttes entre factions; elle nous dit qu’elle a voulu présenter au grand public une partie du matériel qu’elle avait produit pour des publications universitaires. Cette intention est louable, mais l’aller-retour continuel entre les descriptions de son périple et l’analyse des questions sociales ne se fait pas sans heurts, et on risque parfois de perdre le fil.

Une grande partie du livre traite des échanges et des zones d’intersection entre les Adivasis et les naxalites. Les peuples tribaux affrontent depuis longtemps l’ostracisme et la discrimination au sein de la société indienne ainsi que la marginalisation en termes de services de l’État. Les gens qui vivent dans les villages décrits par Shah ont développé une solide culture d’entraide et ont appris à survivre en profitant très peu des avantages associés à la société capitaliste occidentale. Comme leurs terres sont souvent riches en ressources minérales, les grandes entreprises cherchent à les déloger en connivence avec l’État et ses forces de sécurité (la loi accordant toutefois certaines formes de protection contre l’expropriation). Les Adivasis résistent depuis longtemps à l’invasion de leurs territoires.

Quant aux groupes naxalites, motivés par une stratégie politique explicite et par la répression de l’État dans les villes et les zones agricoles, ils se sont installés au cours des dernières décennies dans les forêts habitées par les Adivasis. Les combattants maoïstes et les Adivasis opprimés sont-ils des alliés naturels ? Le mariage est-il possible entre la culture militaire, laïque et disciplinée des uns et la société d’entraide communautaire des autres ? Comment se fait-il qu’un nombre important d’Adivasis rejoignent les naxalites ? Dans quelle mesure ces groupes peuvent-ils à la fois s’unir et conserver leurs identités distinctes ?

Alors que les recrues maoïstes issues de la caste supérieure et provenant des villes sont souvent animées par de puissantes convictions politiques, les Adivasis, comme le découvre Shah, ont des motivations variées. Certaines personnes sont mues par une analyse de classe et de caste; d’autres veulent défendre leur mode de vie traditionnel, leur culture et leurs traditions contre l’agression des sociétés minières. Pour certaines personnes, la vie de guérillero permet d’échapper aux conflits intrafamiliaux; pour d’autres, la participation à la lutte armée offre des possibilités qui autrement n’existent pas dans les villages : s’instruire, connaître l’aventure, s’enrichir.

Shah se penche sur la vie d’une demi-douzaine de personnes représentatives, notamment :

– un homme de caste supérieure qui a consacré sa vie à la lutte révolutionnaire, abandonnant sa famille et mettant en péril sa santé et sa sécurité pendant des décennies. Shah admire son dévouement, sa pureté, ses prouesses intellectuelles et son influence sur le groupe;

– un jeune militant adivasi qui, comme beaucoup de ses camarades, passe une partie de l’année avec les insurgés dans la forêt et l’autre, à travailler dans les villes;

– un soldat de rang intermédiaire qui a trouvé le moyen de tirer subrepticement des profits personnels de transactions qu’il réalise au nom de la collectivité; et

– une femme qui travaille dans la forêt à politiser d’autres organismes de femmes.

L’autrice nous dit que les groupes naxalites ont toujours voulu renforcer la conscience politique des gens parmi lesquels ils vivent. Sans aucun doute, ils ont permis à de nombreux Adivasis d’apprendre à lire et à écrire, et leurs tentatives de fonctionner sans hiérarchie de caste, de classe ou de genre ont eu une influence positive. Néanmoins, en raison de la répression constante de l’État, les insurgés semblent toujours être en fuite. S’ils peuvent parfois entreprendre avec succès une action militaire pour défendre leur territoire, ils n’ont guère la possibilité de se concentrer suffisamment sur l’éducation et la sensibilisation politique pour susciter l’engagement des Adivasis envers la cause maoïste.

Ce que j’ai trouvé quelque peu frustrant dans le livre de Shah, c’est qu’elle présente beaucoup de faits concernant les deux groupes, mais peu d’explications détaillées visant le contexte, l’histoire et la structure des activités, et rien qui puisse nous aider à reconnaître les éléments ayant une signification particulière. Je comprends qu’un seul livre ne puisse pas traiter tous les aspects d’un sujet. Et pourtant…

Ainsi, en retraçant l’histoire des naxalites, Shah nous dit qu’au milieu du 20e siècle, les groupes communistes ont été secoués par des querelles internes concernant le caractère semi-féodal ou non de la société indienne, et que ces querelles ont finalement poussé certaines personnes à abandonner l’action politique dans les villes pour entreprendre la guérilla dans les forêts. Mais sur quelles analyses ou données se fondaient les positions divergentes des groupes ? Cette question n’est pas vraiment abordée, et on ne parle pas, non plus, des changements sociologiques qui ont pu se produire dans la société indienne au cours du dernier demi-siècle.

Autre exemple : bien qu’elle évoque souvent les réunions de prise de décision politique organisées par les différents groupes naxalites, Shah ne traite pas du processus de décision lui-même ni de l’évolution de la stratégie politique. Très isolés dans les forêts, les insurgés, d’après sa description, vivraient au jour le jour sans perception du temps. On est donc étonné d’apprendre qu’un leader naxalite bien informé évoque les attentats du 11 septembre au cours d’une discussion sur les circonstances pouvant légitimer la violence politique. En fin de compte, une information détaillée provenant de l’autre côté du monde serait pertinente dans la jungle. (Le leader réprouvait la destruction des deux tours parce qu’elle supposait le meurtre voulu de nombreux civils).

Heureusement, en plus des chapitres de Shah sur la marche, le livre comprend plusieurs textes que j’ai trouvés particulièrement utiles en ce qu’ils fournissent des éléments de contexte.

1) Une longue bibliographie recense plus de 70 publications sur l’insurrection naxalite. On y trouve des analyses politiques présentant différents points de vue, des essais sur le recours légitime à la violence politique, des comptes rendus provenant d’observateurs extérieurs, les écrits de certains anciens militants naxalites, une analyse du rôle des femmes dans les communautés insurgées et une réflexion sur la représentation littéraire du mouvement naxalite au cours des dernières décennies.

La plupart de ces documents sont en anglais (et la majorité ont été publiés après la visite de Shah en 2010). L’édition française offre une liste de ressources documentaires en français sur le mouvement naxalite et la vie politique en Inde aujourd’hui, ainsi qu’un glossaire donnant la traduction française de certains mots se rapportant à l’Inde.

2) Dans la « Note de l’éditrice » de l’édition française, Naïké Desquesnes offre un précieux survol de ce que font les compagnies minières dans les régions habitées par les Adivasis, et des effets de leurs activités.

3) Dans la « Préface à l’édition québécoise », l’écrivain adivasi Akash Poyam traite de l’attitude historique des colonisateurs britanniques et de l’élite hindoue à l’égard des Adivasis. Il décrit les efforts déployés pour les déshumaniser par l’exclusion sociale, l’occupation brutale, et les tentatives d’assimilation et de destruction des fondements de leur culture et de leur mode de vie, à la fois par le non-respect généralisé des droits fondamentaux des minorités et par l’ingérence systématique dans la souveraineté des régions où vivent un nombre important d’Adivasis. Poyam établit des parallèles entre le traitement des autochtones en Inde et l’expérience des peuples autochtones au Canada.

J’ai trouvé le livre facile à lire. On n’y trouve aucune trace de jargon universitaire ou scientifique, et Shah ne s’attend pas à ce que son lectorat possède des connaissances ésotériques.

Ayant lu ce livre, je n’ai pas l’impression d’avoir vraiment approfondi ma compréhension du maoïsme sur le terrain. Mais je dois reconnaître, bien sûr, que le récit de Shah porte sur une seule semaine passée avec un seul groupe dans une région précise. Et elle a quand même réussi à soulever beaucoup de questions importantes qui concernent à la fois l’Inde et notre propre société, et que nous avons tout intérêt à explorer. Par exemple :

– les rôles et l’importance respectifs de la classe, de la caste, du genre, etc., dans l’analyse de la société et dans l’élaboration de tactiques permettant de lutter pour le changement;

– les raisons qui motivent l’engagement politique révolutionnaire et la place que cet engagement peut occuper dans la vie des personnes progressistes; et

– le moyen d’évaluer l’impact politique d’un mouvement et de sa stratégie.

Après un demi-siècle de combat, les insurgés naxalites ont protégé certaines terres des Adivasis sans réussir à élargir le territoire sous leur contrôle. Comment alors envisagent-ils leur avenir ? Le gouvernement accuse régulièrement les naxalites d’être la principale menace pour la sécurité intérieure de l’Inde, et ce, afin de justifier une répression et des dépenses militaires accrues. Mais qu’en est-il de l’influence réelle des insurgés sur la vie sociale et politique indienne ? Au moment où les agriculteurs organisent des grèves massives et que renaît l’Hindutva[3]anti-musulmane, dans quelle mesure les escarmouches dans les forêts contribuent-elles au changement en Inde ?


[1] Le récit de Roy a été publié en anglais sous le titre Broken Republic ou Walking with the Comrades. Une traduction française non officielle se trouve sur https://secoursrouge.org/ma-marche-avec-les-camarades.

[2] La traduction française, par Celia Izoard, a été publiée au Québec et en France sous le titre Le Livre de la jungle insurgée. Plongée dans la guérilla naxalite en Inde (Tiohtià:ke / Montréal, Les Éditions de la rue Dorion – Montreuil, Éditions de la dernière lettre, 2022). Le livre est disponible en anglais sous le titre Nightmarch: A Journey into India’s Naxal Heartlands (New Delhi, Harper Collins, 2018) et a également été publié à Londres et à Chicago avec des sous-titres légèrement différents (Londres, C. Hurst & Co., 2018, et Chicago, University of Chicago Press, 2019).

[3] L’Hindutva est une idéologie contemporaine qui fait l’amalgame entre l’hindouisme et l’identité religieuse, culturelle, historique et nationale de l’Inde. Cette idéologie s’appuie sur un courant politique de droite qui suscite de façon générale l’intolérance envers les minorités, et qui encourage l’islamophobie de façon plus particulière.

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