Foucault à Montréal: Réflexions pour une criminologie critique

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    Michel Foucault

    Publisher: Éditions de la rue Dorion

    Year: 2021

    Format: Paperback

    Size: 200 pages

    ISBN: 9782924834138

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En 1976, Michel Foucault participe à une conférence organisée par l’Office des droits des détenus de concert avec l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Il y présente ses réflexions sur l’usage des peines de substitution à l’incarcération qui, pour plusieurs, témoignent d’une tendance à l’adoucissement des punitions et présagent la disparition de la prison. Doutant que les sociétés qui y ont recours soient plus tolérantes, Foucault croit, au contraire, que l’utilisation des peines alternatives est symptomatique de l’extension d’une « société policière » qui ne ménage pas les efforts pour fabriquer des délinquant·s et punir les personnes faisant l’objet d’un ressentiment politique et populiste, qu’elles soient pauvres, migrant·es ou marginales.

Dans « Alternatives » à la prison : diffusion ou décroissance du contrôle social – allocution méconnue et longtemps oubliée enfin restituée ici –, Foucault s’interroge sur la logique soutenant la surveillance accrue des personnes et annonce la transformation de la société en prison ouverte. L’auteur de Surveiller et punir doute que l’imposition de sanctions non carcérales témoigne qu’une rupture avec l’emprisonnement est survenue et suppose que le recours aux mesures probatoires et à la surveillance policière s’intensifiera avec le temps.

Près d’un demi-siècle plus tard, qu’en est-il des perceptions de Foucault ? L’imposition de peines de substitution participe-t-elle à dématérialiser l’architecture pénale ? Vivons-nous dans une société moins tolérante aux « inconduites » ? Quelle raison pénale marque notre contemporanéité ? Comment fabrique-t-on des délinquant·es aujourd’hui ?

Constitué d’entretiens avec les organisateurs de la conférence de Michel Foucault, Jean-Claude Bernheim et André Normandeau, et de spécialistes du contrôle social et de la criminalité, Jade Bourdages, Tony Ferri et Anthony Amicelle, Foucault à Montréal répond à ces interrogations et porte un regard critique sur la judiciarisation croissante des rapports sociaux.

Recension dans la Revue de science criminelle de droit pénal comparé

RCCJP – Volume 63.4 (2021)

Le collectif dirigé par Sylvain Lafleur propose une réflexion sur l’impact qu’a eu et a encore aujourd’hui en criminologie et en sciences sociales les analyses de Foucault sur la prison, sur le système pénal et sur les appareils de contrôle social.

Cinq des six chapitres qui composent le livre sont des comptes rendus d’entretiens menés par Sylvain Lafleur auprès de cinq collègues professeurs, chercheurs ou praticiens autour de concepts clés de Foucault, où plusieurs donnent leur compréhension et leur interprétation de ces concepts et explicitent l’usage qu’ils en font dans leur champ d’étude. Sylvain Lafleur et deux de ses collègues : Jean-Claude Bernheim et André Normandeau, reviennent sur les circonstances entourant la conférence prononcée par Michel Foucault sur les alternatives à la prison lors de sa venue à Montréal en 1976 dans le cadre de la Semaine du prisonnier, poursuivant ainsi ses engagements en France au sein du Groupe information prison (GIP) qui visait à donner la parole aux détenus et à dénoncer les conditions d’incarcération. C’est important de le souligner puisque Foucault était un intellectuel engagé, soucieux de la situation vécue par les prisonniers et militant pour tenter d’améliorer leur sort[1].

D’emblée, il m’apparaît important de rappeler que la conférence donnée par Michel Foucault et la publication de son ouvrage Surveiller et punir surviennent au milieu des années 70, au moment où la criminologie au Québec est en pleine expansion comme discipline autonome et professionnelle via le développement de l’École de criminologie à l’Université de Montréal[2]. Cette période, marquée également par le développement des appareils sociopénaux, voit les diplômés de l’École investir graduellement le champ correctionnel — la probation, la détention et les libérations conditionnelles — ainsi que celui de la délinquance juvénile et de la protection de la jeunesse. L’idéologie alors dominante, comme le rappelle Normandeau, est celle de la réhabilitation des délinquants et de l’instauration d’alternatives à l’enfermement. Cette idéologie progressiste était en phase avec les réformes proposées par plusieurs commissions d’enquête sur la justice qui avaient été tenues au Québec et au Canada[3]. Dans ce contexte, on comprend aisément que la critique des alternatives à la prison ait pu alors surprendre et faire sursauter, voire apparaisse comme une remise en question fondamentale.

En même temps que la criminologie comme discipline se consolide, elle connait une crise paradigmatique importante sous l’effet conjugué de la criminologie « radicale », du mouvement abolitionniste, du courant de la réaction sociale et des thèses constructivistes de la déviance issues des perspectives interactionniste et ethnométhodologique de même que des travaux sociohistoriques sur les appareils de contrôle social. La criminologie et l’École de criminologie des années 70 sont traversées, sur les plans idéologique et épistémologique, par des débats et un clivage majeur concernant la définition même de l’objet d’étude et l’orientation que doit prendre la discipline. S’opposent ainsi criminologie du passage à l’acte et criminologie de la réaction sociale et du contrôle social. Cette dernière remet en question la conception substantialiste du crime et de la délinquance à la base généralement de la criminologie du passage à l’acte. Elle préconise un réalignement de la discipline orienté sur les enjeux sociopolitiques façonnant l’établissement des normes et des appareils de contrôle social, sur l’étude des processus sociaux de désignation et de catégorisation des déviants, sur le traitement qui leur est réservé par les institutions sociopénales et sur les conséquences en découlant quant à leurs identités et à leurs trajectoires. Ces propositions ne sont pas sans parenté avec les thèses de Foucault et les contributions du présent ouvrage s’inscrivent à bien des égards dans cette tradition.

Ce bref retour sur le contexte institutionnel et intellectuel des années 70 permet de voir que lorsque Foucault prononce sa conférence sur les alternatives à la prison, il se butait aux idées de réforme en vogue à l’époque, en même temps qu’il bénéficiait d’un climat favorable à ses thèses, du moins du point de vue de la criminologie critique qu’il va par ailleurs contribuer grandement à alimenter. Dans mon esprit, nul doute que Surveiller et punir a eu un effet « décapant » tant en criminologie que dans d’autres sciences sociales. Dire que l’avènement de la prison comme peine généralisée entre 1820 et 1840 n’était pas lié à l’évolution des mœurs ni même aux intentions des réformateurs de l’époque, mais bien à la mise en place du système capitaliste et d’une société de type disciplinaire dans le but de rendre les individus dociles et utiles ; dire que ce sont les sciences sociales qui ont inventé la délinquance, c’est-à-dire cette idée que l’infraction traduit chez l’infracteur un état pathologique, rendant possible, comme il le dit, la naissance d’une criminologie (et des sciences sociales) et la constitution d’un savoir sur le délinquant ; dire que les critiques de la prison sont contemporaines à sa naissance, qu’elle est présentée comme son propre remède et que loin d’être un échec, elle est, comme pour le système pénal dans son ensemble, une réussite dans la gestion différentielle des illégalismes ; dire que la prison n’a plus besoin de ses murs pour exister, que les alternatives n’en sont que le prolongement et que les mécanismes disciplinaires, dont la prison est un cas de figure, se diffusent dans l’ensemble du corps social sous des formes plus douces de normalisation comme dans le cas des thérapies proposées par les différentes disciplines d’intervention, autant d’idées qui invitaient à un changement de perspective.

Encore aujourd’hui, on ne peut être que frappé par leur originalité ainsi que par la profondeur et l’étendue du cadre d’analyse sociohistorique de Foucault sur les fondements de la prison, des instances pénales et du système social dans son ensemble de même que par liens qu’il établit entre pouvoir disciplinaire et savoir.

L’ouvrage collectif de Lafleur et de ses collaborateurs débute en reproduisant le texte de la conférence de Foucault sur les alternatives à la prison déjà publié par Jean-Paul Brodeur en 1993 dans la revue Criminologie. Cette conférence, pièce maîtresse du livre dont la lecture ou la relecture s’avèrent encore extrêmement stimulantes quelque quarante-cinq ans plus tard, explicite de façon simple et synthétique deux des thèses centrales de Surveiller et punir.

La première est à l’effet que les alternatives à la prison ne sont pas vraiment de réelles alternatives puisqu’elles reproduisent les fonctions traditionnelles de la prison.

« … les fonctions sociales, les fonctions de surveillance, les fonctions de contrôle, les fonctions de resocialisation qui étaient censées être assurées par l’institution-prison, on cherche maintenant à les faire assurer par d’autres mécanismes… Ce n’est pas pire sans doute, mais je crois qu’il faut bien garder à l’esprit qu’il n’y a rien là qui soit véritablement alternatif par rapport à un système d’incarcération. Il s’agit bien plutôt de la démultiplication des vieilles fonctions carcérales, que la prison avait essayé d’assurer d’une manière brutale et frustre et qu’on essaie maintenant de faire fonctionner d’une manière beaucoup plus souple, beaucoup plus libre, mais aussi de manière beaucoup plus étendue. Il s’agit de variation sur le même thème…, qui est la pénalité de détention : quelqu’un a commis une illégalité, quelqu’un a commis une infraction, eh bien! on va s’emparer de son corps, on va le prendre en charge plus ou moins totalement, on va le mettre sur surveillance constante, on va travailler ce corps, on va lui prescrire des schémas de comportement, on va le soutenir perpétuellement par des instances de contrôle, de jugement, de notation, d’appréciation… Ce sont des formes de répétition de la prison, des formes de diffusion de la prison, et non pas des formes qui sont censées la remplacer. » (Foucault, p. 23)

Foucault apporte des précisions sur la manière dont s’exerce le contrôle sur les individus en prenant comme exemple d’une alternative la probation.

 « Imposer une dette, lui supprimer un certain nombre de libertés, comme celle de se déplacer, c’est encore une fois une certaine manière de le fixer, de l’immobiliser, de le rendre dépendant, de l’épingler à une obligation de travail, une obligation de production, ou une obligation de vie de famille. C’est surtout, enfin, autant de manières de diffuser hors de la prison des fonctions de surveillance qui vont maintenant s’exercer non plus simplement sur l’individu enfermé dans sa cellule ou enfermé dans la prison, mais qui vont se répandre sur l’individu dans sa vie apparemment libre. Un individu en probation, eh bien ! c’est un individu qui est surveillé dans la plénitude ou dans la continuité de sa vie quotidienne, en tout cas dans ses rapports constants avec sa famille, avec son métier, avec ses fréquentations. C’est un contrôle qui va s’exercer sur son salaire, sur la manière dont il utilise ce salaire, dont il gère son budget ; surveillance sur son habitat également. (Foucault, p. 22)[4]

La seconde thèse, avancée par Foucault sous forme d’hypothèse, est que la prison, malgré les critiques récurrentes dont elle a fait l’objet, n’est pas un échec. Elle est plutôt un succès du point de vue de la fabrication de la délinquance, en favorisant la récidive, en permettant la constitution d’un univers « bien professionnalisé et bien fermé sur lui-même » (p.34) ainsi qu’en attirant l’attention sur un groupe cible : les délinquants jugés dangereux et sur une catégorie particulière d’illégalismes : celle des classes défavorisées. Sont ainsi justifiés la surveillance et le contrôle dont ces classes font l’objet, notamment par la police, et laissés dans l’ombre les illégalismes des groupes privilégiés.

Les trois chapitres suivants sont basés sur les entretiens réalisés auprès de Tony Ferri, d’Anthony Amicelle et de Jade Bourdages. Spécialiste du système punitif contemporain et conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation en France, Ferri décrit finement les effets de l’emprisonnement et du passage à travers les alternatives. Parmi ces effets, plus marqués chez les personnes qui ont vécu une longue incarcération, on retrouve pour reprendre ses termes un sentiment d’abandon par la famille, les proches, la conjointe, les enfants ; un manque de confiance en soi ; des difficultés à se réadapter au quotidien de la vie en société ; des troubles physiologiques ou somatiques ; une perception de soi comme étant inutile ou d’être un rebus social ; un discrédit associé au casier judiciaire ou à l’étiquette de détenu. Ferri détaille aussi les conséquences que subissent sur les plans personnel, familial, professionnel et sociétal les personnes qui font l’objet d’une mesure de surveillance électronique, mesure qu’il qualifie de prison à domicile. Par ailleurs, Ferri résume ainsi la thèse de Foucault selon laquelle les alternatives se situent, par leurs fonctions qu’elles remplissent, dans le prolongement de la prison.

« Michel Foucault remarque que les mesures alternatives à l’incarcération se constituent comme des moyens de différer et de diffraction l’enfermement, de jumeler celui-ci avec le dehors. De créer des peines mixtes. Par conséquent, l’utilité de ces moyens réside dans le fait, selon lui, qu’ils permettent d’assurer et d’élargir, aussi bien pour le plus grand nombre d’individus que spatialement, les fonctions carcérales proprement dévolues à la prison. Pour le bien comprendre, il est important de ne pas perdre de vue que Michel Foucault a une lecture de notre société comme étant, pour une bonne part, particulièrement disciplinaire, c’est-à-dire qu’elle vise, au premier chef, à la normalisation des pensées et des conduites, ce qui implique, selon lui, la mise en œuvre et le développement d’une foule de techniques de correction, de punition, de coercition au sein même de la collectivité, au plus près des corps, afin de produire des transformations, des conditionnements, des résignations. » (Ferri, pp. 55-56)

À travers ses propos, on peut constater que Ferri s’inscrit résolument dans le courant abolitionniste comme moyen d’échapper aux logiques carcérales. Il souligne au passage que Foucault ne semble pas avoir souscrit à ce courant par crainte de récupération politique, mais aussi parce qu’il considérait qu’un véritable changement passait davantage par les luttes sociales et les actions des masses populaires plutôt que sur l’instauration d’une nouvelle idéologie. Pour autant, Ferri demeure soucieux de la réinsertion sociale et de la resocialisation des personnes judiciarisées, ou pour le dire autrement, de leur intégration sociale, notion préférée par Robert Castel car mettant d’emblée l’accent sur les déterminismes sociaux à la source de trajectoires à la marge et de la marginalisation de certains groupes.

Professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, Anthony Amicelle traite de la place centrale de la notion d’illégalisme chez Foucault et de son utilité pour comprendre la criminalité des affaires. Selon lui, la notion d’illégalisme chez Foucault mériterait d’être élargie pour prendre en considération « la capacité de jouer avec les règles légales via l’exploitation de leurs failles » (p.80), ce que les groupes plus nantis ont davantage les moyens de faire.

De façon éclairante, il synthétise en ces termes la conception chez Foucault des illégalismes :

“Il existe trois distinctions relatives aux illégalismes chez Foucault. La première distinction porte sur les gestes posés par rapport à une appartenance de classe : les illégalismes de droits réservés aux classes supérieures, les classes populaires étant par leur position rabattue du côté des illégalismes des biens. La seconde distinction porte sur le type de sanction : un traitement pénal est réservé aux gestes se rapportant aux premiers, alors que les gestes se rapportant aux seconds, auront une variété de traitements (pénal, civil, administratif). Enfin, la troisième distinction porte sur les instances et les processus de sanction des illégalismes : les illégalismes des biens sont pris en charge par la police, passent par les tribunaux et sont sanctionnés par des peines d’emprisonnement ; alors que les illégalismes de droits sont surtout l’affaire d’instances spécialisées et sont bien plus rarement assujettis à des sanctions pénales.” (Amicelle, pp. 84-85)

Amicelle revient par ailleurs sur l’interprétation de Foucault à savoir que, avec la montée du capitalisme industriel à la fin du XVIIIe siècle, les illégalismes des milieux populaires cessent d’être tolérés et se met en place une gestion différentielle entre ceux-ci et ceux de la bourgeoisie. Selon Amicelle, pour ce qui est du domaine des affaires, cette dichotomie entre illégalismes de droits réservés aux classes dominantes et illégalismes de biens dévolus aux classes populaires demande à être nuancée comme le montre le cas des illégalismes fiscaux qui sont accessibles à toutes les classes sociales, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils soient les mêmes ni qu’ils reçoivent un traitement similaire. Selon lui, les illégalismes d’affaire des classes supérieures qui, autrefois restaient dans l’ombre, seraient aujourd’hui mieux connus, mais feraient encore peu souvent l’objet d’une qualification pénale même lorsqu’ils font scandale. Il en va ainsi des pratiques interdites en matière de fiscalité ou de commerce des données personnelles des grandes entreprises du domaine des technologies de l’information comme Apple ou Facebook qui, lorsqu’elles sont mises au jour, bénéficieraient plutôt d’un traitement au civil, de mesures administratives, d’amendes ou de compensations financières.

Jade Bourdages, professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, soutient que les mesures extrajudiciaires à l’égard des jeunes ne proposent pas un changement de paradigme et qu’elles poursuivent les mêmes finalités que la détention. Sans pour autant rejeter complètement ces mesures, elle considère que les « logiques de la carcéralité » qui les sous-tendent provoquerait la récidive, contribueraient au renforcement des inégalités sociales et amèneraient à « l’échec de la réinsertion et de la réhabilitation qui en sont pourtant la justification » (p. 117). De plus, le recours aux appareils judiciaires et pénaux pour régulariser et normaliser, souvent très tôt dans leur vie, les jeunes et des groupes comme les pauvres, les Premières Nations et les familles racisées, témoignerait que tous ne sont pas égaux devant la loi, que certains échappent plus facilement que d’autres à l’emprise des institutions judiciaires et pénales et que le recours à ces institutions contribue à leur marginalisation.

Bourdage se penche sur les pratiques et les conséquences de la prise en charge des jeunes filles et garçons par les centres de détention, par les mesures en communauté et par la Direction de la protection de la jeunesse. Ainsi, le temps passé par les jeunes en détention provisoire ne serait pas comptabilisé  contrairement aux adultes ; les jeunes seraient plus souvent condamnés pour non-respect des conditions de suivi plutôt que pour des infractions ; le recours à la famille et à d’autres membres de l’entourage (par exemple amis, employeurs et logeurs) comme modes de surveillance et de contrôle des jeunes entraînerait la dérogation de leurs droits fondamentaux et engendrerait souvent des fractures dans leur univers social ; la représentation du délinquant dangereux, en plus de frapper l’imaginaire collectif, justifierait la « reconduite et la reproduction des pratiques punitives » (p.105).

Les deux entretiens suivants ont été effectués auprès de Jean-Claude Bernheim et d’André Normandeau qui, à l’époque de la conférence donnée par Michel Foucault, étaient respectivement coordonnateur de l’Office des droits des détenus et directeur de l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Témoins et acteurs de cette époque, ils ont joué tous deux un rôle de premier plan dans la venue de Foucault à Montréal.

Bernheim formule plusieurs critiques du système carcéral qui, comme pour les auteurs précédents, rejoignent la pensée de Foucault : le système judiciaire et carcéral s’adresse aux personnes les plus meurtries de la société qui disposent de peu de moyens de le contourner ou de se prémunir de ses effets ; la prison est le lieu par excellence « des pratiques qui transgressent le droit » ; les mesures alternatives permettent d’élargir le nombre de personnes sous contrôle ; les conditions de détention rendent illusoire la réhabilitation ; « l’autocontrôle » attendu des détenus et leur participation au bon fonctionnement des institutions permettent d’éviter les contestations et les révoltes.

Dénonçant les conditions de vie au sein des institutions carcérales et les décisions arbitraires auxquelles sont soumises les personnes incarcérées, Bernheim évalue que malgré les grèves des détenus, la tenue de commissions d’enquête et les tentatives pour abolir l’isolement cellulaire ou les courtes peines, le système carcéral a peu évolué au cours des quarante dernières années. Cet immobilisme s’expliquerait par l’incapacité de s’interroger sur les fondements de la punition et de l’incarcération ainsi que par le durcissement des politiques pénales à la faveur d’un populisme de droite mettant de l’avant le bien-fondé et des bienfaits de la punition, auxquels s’ajoutent des considérations électorales et les intérêts professionnels, corporatifs et financiers encourageant le statu quo. Sur une note plus positive, Bernheim considère que la population est sans doute moins répressive qu’on a tendance à le croire et que les intervenants au sein du système peuvent contribuer à son changement. Ce changement exige toutefois, selon lui, de se défaire des aprioris sur le crime et sur le criminel et de recourir à d’autres moyens que l’intervention pénale pour résoudre les conflits dans les collectivités comme le préconisent les perspectives abolitionnistes.

L’entretien auprès d’André Normandeau permet quant à lui d’engager la discussion sur l’influence que les travaux de Foucault ont eue à l’École de criminologie au moment de sa venue. Selon lui, cette influence a été relative et s’est surtout fait sentir chez les professeurs identifiés aux courants critiques qui, très tôt, ont intégré dans leurs enseignements les idées avancées par Foucault et donné à lire son ouvrage Surveiller et punir et le texte de sa conférence, ce qui, comme j’ai pu le constater, a offert à plusieurs générations d’étudiants et étudiantes l’occasion d’une réflexion sur les orientations du système pénal et sur les conditions de la pratique.

Normandeau s’interroge également sur la place des perspectives critiques en criminologie. Il estime que « l’âge d’or de la criminologie radicale des années 1980 » est révolu et qu’on assisterait depuis à une « minorisation des épistémologies radicales » (p. 162). Dans le choix de ses objets et dans ses orientations, la criminologie comme discipline serait encore trop dépendante des priorités politiques, du droit pénal, des demandes institutionnelles liées au marché de l’emploi et des organismes subventionnaires, reprenant de la sorte les points de vue exprimés dans les années 70 et 80. Normandeau, comme Lafleur, soutient que les contextes institutionnel et sociopolitique sont présentement peu favorables à ces perspectives. Reste cependant que la place qu’occupent aujourd’hui les perspectives critiques dans la discipline demeure matière à débats et pourrait d’ailleurs varier selon les lieux où se pratique la criminologie et les personnes qui la pratiquent.

Pour conclure l’ouvrage, Sylvain Lafleur situe les propos de Foucault sur les alternatives à la prison par rapport aux orientations du système carcéral et pénal. Au cours des trois dernières décennies, la situation se serait, estime-t-il, grandement détériorée puisque l’on assiste à une inflation carcérale dans la majorité des pays occidentaux comme le démontre l’augmentation généralisée des taux d’incarcération. En plus d’avoir connu un développement limité, d’après lui, les alternatives serviraient alors de remède à la surpopulation carcérale et auraient comme répercussions d’augmenter les durées d’emprisonnement et d’alourdir les sanctions contre certaines infractions.

Lafleur considère que cette inflation carcérale serait concomitante d’une inflation pénale résultant d’un durcissement des politiques pénales et d’une judiciarisation croissante des rapports sociaux si bien que de plus en plus de comportements considérés comme étant de l’ordre des incivilités tomberaient sous le contrôle de la police et sous l’égide du système judiciaire et carcéral. Seraient particulièrement touchées « les populations socialement défavorisées et ethniquement discriminées ».

« La tendance en matière de sanctions dans la majorité des pays occidentaux consiste, d’une part, à judiciariser des individus commettant des gestes délictueux faisant l’objet d’une nouvelle intolérance, et d’autre part, à judiciariser de façon préférentielle les populations socialement défavorisées et ethniquement discriminées qui ne disposent pas des sommes nécessaires pour rencontrer leurs “responsabilités sociales” ou qui font l’objet d’une surveillance policière continue (contrôle au faciès, contrôle d’identité, stop and search, stop and frisk). De fait, la vision proalternative, considérant la douceur des sanctions comme un progrès, fait abstraction des biais et des déterminismes qui parcourent, organisent et guident l’univers des sanctions. Elle néglige de considérer que les vexations dérivées de l’emprisonnement qui s’exercent en dehors des espaces carcéraux perpétuent et accroissent une discrimination systémique en imposant des obligations judiciaires qui n’opèrent pas une rupture franche avec l’incarcération. » Lafleur, pp. 176-177

Avec l’ascension du néo-libéralisme et le déclin des protections sociales dans les pays postindustriels, Lafleur souligne que des pans importants de la population subiraient les contrecoups de la désindustrialisation, de la désyndicalisation, du chômage et de l’embourgeoisement d’une partie des quartiers populaires.

Pour Lafleur, le durcissement des politiques pénales à l’égard des moins nantis « ne serait pas étranger aux changements économiques et sociaux, aux nouvelles pratiques policières de gestion des populations et à un populisme revanchard concourant à la droitisation générale du monde politique. »(p.181) À la suite de Loïc Wacquant, Lafleur souscrit à l’idée que le recours au système pénal servirait d’expédiant à la résolution des problèmes de nature avant tout sociopolitique. Dans des sociétés caractérisées par « un virage sécuritaire qui transcende les institutions pénales » (191), le recours au système pénal viserait également, dit-il, la normalisation et le contrôle des groupes jugés à risques et vus comme sources potentielles de désordre.

Conclusion

Foucault à Montréal. Réflexions pour une criminologie critique, ouvrage publié sous la direction de Sylvain Lafleur et réunissant plusieurs collaborateurs, est assurément une contribution aux réflexions sur l’utilité, encore aujourd’hui, des travaux de Foucault pour comprendre les réalités pénales et carcérales. En plus d’expliciter les perspectives de Foucault, cet ouvrage permet de poursuivre l’analyse des pratiques discriminatoires dont font l’objet les populations défavorisées, les minorités ethniques, les jeunes, les familles monoparentales ou les Premières Nations ; du traitement différententiel que leur réserve le système pénal et carcéral ; des conséquences tant pour eux que pour leur entourage d’une vie en prison ou de mesures alternatives comme la surveillance électronique ; des difficultés que rencontrent la défense et la promotion des droits des détenus ; des iniquités que révèle la prise en charge des illégalismes d’affaire ; de la place qu’occupent les perspectives critiques en criminologie ; de l’extension des mesures de contrôle social et des tendances actuelles du système pénal en lien avec les enjeux sociopolitiques des sociétés contemporaires.

Sur le plan analytique, j’aurais souhaité que soit davantage abordée la question, effleurée par Ferri, du bien-fondé aujourd’hui de la thèse centrale de Surveiller et punir sur l’existence d’une société de type disciplinaire à travers l’ensemble des institutions sociales : en plus de la prison, l’asile, l’atelier, l’école, l’hôpital ou l’armée. Par ailleurs sur le plan de la pratique, je trouve qu’est passée relativement sous silence une interrogation essentielle pour des disciplines d’intervention comme celles de la criminologie ou du travail social : comment concilier la remise en cause majeure que fait Foucault du fonctionnement des institutions sociopénales et du travail des professionnels à l’intérieur de celles-ci avec les efforts qui ont cours, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du système, pour faciliter l’intégration sociale des personnes marginalisées et judiciarisées ? Autrement dit, les intervenants qui travaillent au sein du système peuvent-ils être autre chose que des agents de contrôle social soumis aux logiques institutionnelles ou peuvent-ils, par leurs connaissances du milieu et des conditions affectant les personnes aux prises avec le système carcéral, faire preuve de réflexivité et d’agentivité de manière à faire en sorte que ces personnes s’en sortent au mieux ?

Lafleur et ses collaborateurs endossent foncièrement la thèse de Foucault selon laquelle les alternatives reproduisent la logique des institutions carcérales. Dès lors, si les alternatives à la prison n’en sont pas vraiment, que faire et comment se positionner par rapport à celles-ci ? La réponse à cette question qui se dégage implicitement ou explicitement de l’ouvrage semble aller dans trois directions : intervenir en amont sur les déterminismes sociaux qui font en sorte que certains groupes sont discriminés et marginalisés, y inclus sous l’angle des politiques sociales ; préconiser une intervention minimale du système pénal par les voies de la décriminalisation et de la dépénalisation et opter, comme le propose le courant abolitionniste, pour d’autres moyens que le recours au pénal pour résoudre les situations problématiques telles que la compensation ou la conciliation ; soutenir les initiatives visant à contrer les effets de l’incarcération et à faciliter l’intégration des personnes judiciarisées. Foucault ne serait sans doute pas en désaccord avec ces propositions comme en témoignent les propos qu’il tenait en conclusion de sa conférence.

« Ceci étant dit sur l’alternative à la prison et sur la faillite de la prison, qu’est-ce qu’on peut dire pratiquement ? Je terminerai sur deux ou trois considérations qui sont proprement tactiques. Je dirai ceci : premièrement, faire régresser la prison, diminuer le nombre de prisons, modifier le fonctionnement des prisons, dénoncer tous les illégalismes qui peuvent s’y produire ce n’est pas mal, c’est même bien, c’est même nécessaire. »(Foucault, p. 41)

JEAN POUPART UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL Avec collaboration de Michèle Lalonde pour l’aide apportée à la révision de ce texte


[1] En plus des auteurs du collectif, voir à ce propos Laurent Cournarie (Actualité de Foucault sur la prison, texte de la conférence prononcée à UTI Toulouse Capitol, 18 avril 2019).[2] Je m’inspire ici de mes travaux sur l’institution de la criminologie au Québec, sur l’impact de la sociologie de la déviance interactionniste et ethnométhodologique en criminologie, sur la pratique des criminologues, sur l’intégration socioprofessionnelle des personnes ayant vécu une expérience d’incarcération de même que sur les nombreuses discussions que j’ai eues avec les étudiants à propos de Surveiller et punir et de la conférence de Foucault sur la prison.[3] Voir le bilan détaillé que trace Alvaro Pirès des travaux de ces commissions et de leurs orientations (Pirès, A. P. « Analyse », dans Critiques à la prison et principe de modération : inventaire d’extraits des documents canadiens, (pp. 141-184), document à l’intention de la Commission canadienne sur la détermination de la peine, s.d.). Soulignons que plusieurs « criminologues » ont été invités à participer à ces commissions.[4] Pour prendre l’exemple des libérations conditionnelles, l’absence de travail ou les manquements au travail, les difficultés familiales et le non-respect des conditions de suivi sont effectivement vus comme des signes de désorganisation et des indices d’une potentielle récidive. Il n’en reste pas moins que l’inscription dans l’univers du travail et dans les réseaux sociaux sont des vecteurs essentiels de l’intégration sociale comme le rappelle Ferri (p.51) et les travaux sur la marginalisation.

Recension dans la Revue canadienne de criminologie et de justice pénale

« Comment caractériser la logique pénale contemporaine eu égard aux mesures probatoires ? Qu’en est-il du traitement des illégalismes ? » 

Voici la question posée par Sylvain LAFLEUR en introduction de l’ouvrage (p.7). Cette question n’est nullement un hasard, puisqu’elle fait écho à la Conférence de Michel FOUCAULT à l’Université de Montréal le 15 mars 1976. Par-delà cette conférence déjà publiée pour la première fois en 1990 dans Actes. Les cahiers d’action juridique (n°73), l’ouvrage ci présent exige de nous en cent pages à penser après FOUCAULT, exigence déjà posée en 2009 dans Theory, Culture and Society (vol.26, 6). Dans les 32 pages de FOUCAULT issue de l’entrevue publiée par Jean-Paul BRODEUR, FOUCAULT ne creuse pas la généalogie, à l’image nietzschéenne. Dans un exercice moins habituel, il donne des exemples actuels et les analyse au regard des fonctionnements déjà observés dans de précédentes réflexions.

FOUCAULT entrevoit deux hypothèses de réponse à la question initiale. La première possibilité serait que « la prison apparemment disparaît », mais ses fonctions sont prises en charge « par de nouveaux mécanismes, au fond ça ne changerait rien. » (p.21) La deuxième possibilité est la disparition réelle de l’organe principal, la prison, et de ses fonctions petit à petit après une période de régression (p.22) De ces deux hypothèses, FOUCAULT retient essentiellement la première. Et « ce n’est pas pire sans doute, […] il n’y a rien qui soit véritablement alternatif par rapport à un système d’incarcération. […] Il s’agit toujours de variations sur le même thème. » (p.20-21). Cette idée était également présente dans le dossier thématique de Dany LACOMBE dans la revue Criminologie (vol.26, 1) : « toute tentative d’amélioration du système, en particulier du système pénal, ne sert qu’à la dispersion et à l’expansion de contrôle dans le corps social. » Dans l’ouvrage, à la suite du texte de FOUCAULT, nous pensons l’après FOUCAULT. Pour cela, deux navires s’élancent sur les flots de sa réflexion. Le premier navire de réflexion est Tony FERRI, Conseiller Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, philosophe spécialiste de la question de l’(hyper)surveillance. Tony FERRI répond aux questionnements contemporains des fonctions de contrôle à travers la surveillance électronique (p.68), rappelant Surveiller et Punir (p.55 puis p.60). Le second navire de réflexion navigue sur la question du traitement des illégalismes, par Sylvain LAFLEUR (sous l’angle foucaldien dès la p.43 et relié au présent à partir de la p.48) et par Anthony AMICELLE sur les mécanismes de contrôles (p.87), spécialiste de la gestion des délits économiques.

L’alternative à la prison donne une seule certitude, il y a toujours punition. Aucune alternative à celle-ci, seulement un choix proposé entre « le fouet ou la privation de dessert ? » Nous revenons ici à FOUCAULT et à ses mots, c’est le sens de l’ouvrage, et à sa réaction enfantine face à l’alternative à la prison. L’alternative n’a rien de nouveau ou de positif, « ce n’est donc pas sous les coups de boutoir d’une philanthropie nouvelle, ce n’est pas à la lumière d’une criminologie récente que l’on commence maintenant à accepter parfaitement de démolir les murs des prisons […], pour la première fois, ses avantages commencent à s’effacer. » (p.37) L’alternative à la prison est reçue comme une question fausse ou partielle, car peut-être nous voudrions nous pas être puni du tout ? Que cela signifie-t-il donc, finalement, être puni, et est-ce nécessaire ? Voici la vraie question de l’alternative. Sans cela, la question ne peut disparaitre. C’est le sens de la réponse de FOUCAULT : « Je n’ai pas du tout l’impression que la prison a fait faillite. J’ai l’impression qu’elle a parfaitement réussi. » (p.10) « Je ne crois pas à la faillite de la prison, je crois à sa réussite […] elle est simplement mise en liquidation normale puisqu’on n’a plus besoin de ses profits. » (p.38) Comment en venir à une telle conclusion ? L’ouvrage vous évoquera divers exemples, comme l’illustration suédoise de la fin des années 60 sur un projet d’établissement panoptique, la prison de Kemela et son évasion en 1971 signifiant que i) l’évasion est toujours possible et donc la sécurité demeure défaillante, et, ii) que les prisonniers libres ont poursuivi leur vie délinquante, donc que l’amendement n’a pas lieu. En 1973 les suédois avaient donc proposé un programme alternatif à la prison, à l’image des propositions très contemporaines, mais pour quelle réalité, ou plutôt quelles fonctions ? « Au fond, tout simplement des fonctions qui ont été jusque-là les fonctions de la prison elle-même. » (p.13)

Un vieux meuble que l’on rafraîchit. A travers les illustrations d’alternatives, FOUCAULT décrit une modernisation d’une idée d’époque, en quelque sorte, sous trois angles, la rétribution, la prévention, l’amendement. Toujours la même trinité fonctionnelle. Premièrement, la rétribution sociale de l’infraction… c’est le travail, au moins depuis la fin du 18e siècle ; un travail qui se substitue au supplice et à l’exil. « C’est le travail qui a en lui-même une fonction essentielle dans la transformation du prisonnier et dans l’accomplissement de la paix. » (p.14) Deuxièmement, la prévention avec le principe de refamilialisation. « L’idée que la famille, c’est l’instrument essentiel de la prévention et de la correction de la criminalité. » (p.15), depuis le 19e siècle déjà, à travers des aumôniers ou encore des visiteurs de prisons. Enfin, troisièmement, le principe de l’amendement à travers l’acceptation de la culpabilité, depuis le 19e siècle, mais surtout la gestion de sa propre culpabilité, de sa punition, « de rechercher à faire participer l’individu puni aux mécanismes mêmes de sa punition. » (p.16)

L’alternative à la prison : que cela signifie-t-il pour FOUCAULT ? En même temps que nous pensons libérer le délinquant de l’emprise de la prison ou de la délinquance même, nous libérons autre chose : les fonctions carcérales. Cela revient à « diffuser ces vieilles fonctions dans le corps social tout entier. » (p.17) « Cette dénonciation de la prison, […] ce n’est en soi ni révolutionnaire, ni contestataire ni même progressiste. » (p.38) Est-ce nouveau donc que proposer une alternative à la prison, et surtout une alternative aux fonctionnements d’une certaine rétribution est-elle nouvelle ? Non, il existe de nombreux exemples : suppression de droits comme le retrait du permis de conduire, de se déplacer, l’obligation du travail, le sursis, la détention partielle… Mais pour certains exemples, il ne s’agit pas d’alternatives à la prison, car point de prison en jeu, ou bien entendons-nous sur une dette qui fonctionnerait comme une alternative possible à la liberté si non-respect de la mesure, et pour d’autres il s’agit davantage de retarder la survenue de la prison. « Ce n’est pas réellement un autre système qui ne passerait pas par la détention. » (p.19) Ce qui était propre à la prison semble se « diffuser comme un tissu cancéreux, au-delà même des murs mêmes de la prison. » (p.20) Ce que nous nommons le « Sur-pouvoir carcéral » (p.20) est de faire assurer les fonctions de la prison par d’autres mécanismes que la prison ; des fonctions qui restent, de fait, présentes.

Le traitement des illégalismes. Entreprendre l’analyse des dispositifs et des fonctions carcérales, c’est laisser FOUCAULT aiguiser notre esprit à la question de la tolérance ou de la répression des illégalismes. Voici un exemple de traitement des illégalismes. Le développement de la bourgeoisie capitaliste et la mise en disposition du capital d’une partie de la population à une autre conduit cette population au risque d’être volé, et ainsi à des dégâts économiques conséquents. L’évolution industrielle a ainsi mené la société révolutionnaire du 19e siècle à exercer un contrôle des illégalismes populaires. En même temps qu’un risque se présente, un instrument de contrôle se met en place et la prison devient une formation professionnelle. Pourquoi ? Il y eut ici en même temps le besoin d’un groupe de délinquant à constituer et contrôler, un professionnalisme à développer : les illégalismes de type trafics illégaux profitables à la classe au pouvoir (p.31). « La prison, ce n’est donc pas l’instrument que le droit pénal s’est donnée pour lutter contre les illégalismes ; la prison, elle a été un instrument pour réaménager le champ des illégalismes, pour redistribuer l’économie des illégalismes, pour produire une forme d’illégalisme professionnel… » (p.32). Une autre illustration ? Le profit prélevé par le plaisir sexuel des individus via le système prostitutionnel (p.33), soit le rôle de la délinquance dans les profits sur la sexualité à partir du 19e siècle. Au 21e siècle, ce plaisir est canalisé par d’autres mécanismes et la professionnalisation de ces illégalismes n’est plus rendue nécessaire, nous constatons dès lors un traitement différent de ces illégalismes. « Si la prison entre en régression et si les gouvernements acceptent que la prison entre en régression, c’est qu’au fond le besoin en délinquants a diminué au cours des années dernières. » (p.35). « Les petits illégalismes font partie maintenant des risques sociaux acceptables. » (p.36).

La criminologie aime-t-elle le crime ? Je ne peux que conseiller ce magnifique ouvrage qui saisit profondément le lecteur, nous demandant finalement s’il est possible de concevoir une société, un pouvoir, sans un besoin d’illégalismes ? Ainsi ne pas « relayer ces contrôles par d’autres, qui sont des contrôles plus fins ; et c’est le contrôle par le savoir… » (p.37) FOUCAULT répond avec ironie mais synthétise ici le problème central : « peut-il y avoir un pouvoir qui n’aime pas l’illégalisme ? » (p.41) Et vous, qu’en pensez-vous ?

ERWAN DIEU SERVICE DE CRIMINOLOGIE (ARCA), FRANCE

« Alternatives » à la prison, par Michel Foucault

Notes de lecture parue dans lundimatin #272, le 26 janvier 2021

Invité à donner une conférence à Montréal dans le cadre de la Semaine du prisonnier, en 1976, Michel Foucault soutient que les sanctions « alternatives » étendent les murs de la prison à toute la société [1].

Prenant l’exemple des programmes suédois et allemand, il montre comment toutes ces expériences, plutôt que des alternatives, sont des sortes de tentatives pour essayer de faire assumer les fonctions de la prison par d’autres institutions et mécanismes :

  • Sur le travail repose toujours la transformation du prisonnier, comme réplique fondamentale à l’infraction.

  • La refamilialisation reste l’instrument essentiel de la prévention et de la correction de la criminalité, rôle longtemps assumé de façon abstraite par des visiteurs de prison, des aumôniers.

  • En lui donnant une part de décision dans les mécanismes de sa punition, l’individu puni devient « le gestionnaire de sa propre punition », en application du principe de l’amendement : « l’autopunition comme principe de la correction ».

Plus que le délinquant, ce sont ces vieilles fonctions carcérales de resocialisation qu’on libère en les répandant dans le corps social tout entier, « comme une forme de tissu cancéreux ». Lui supprimer un certain nombre de libertés, comme celle de circuler, tout en l’immobilisant par une obligation de travail, de production, de vie de famille, c’est surtout diffuser hors de la prison des fonctions de surveillance qui vont se répandre dans sa vie apparemment libre. « C’est un véritable sur-pouvoir pénal, ou un sur-pouvoir carcéral, qui est en train de se développer, dans la mesure même où l’institution prison, elle, est en train de diminuer. » « Quelqu’un a commis une illégalité, quelqu’un a commis une infraction, eh bien ! on va s’emparer de son corps, on va le prendre en charge plus ou moins totalement, on va le mettre sous surveillance constante, on va travailler ce corps, on va lui prescrire des schémas de comportement, on va le soutenir perpétuellement par des instances de contrôle, de jugement, de rotation, d’appréciation. Tout ceci, eh bien !, c’est le vieux fond des procédés punitifs du XIXe siècle, que vous voyez maintenant assuré sous une nouvelle forme, formes qui ne sont pas alternatives à la prison, mais dont je dirais qu’elles sont itératives par rapport à la prison. Ce sont des formes de répétition de la prison, des formes de diffusion de la prison, et non pas des formes qui sont censés la remplacer. »

Michel Foucault pose alors la question suivante : Une politique pénale a-t-elle bien pour fonction de supprimer les infractions ou plutôt d’organiser les illégalisme ? Car au fond, la prison est « un foyer permanent d’illégalismes intenses ». « De la prison, on sort toujours plus délinquant qu’on était », par les effets de la désinsertion sociale, par l’existence du casier judiciaire, par la formation de groupes de délinquants, etc. L’espace de la prison est lui-même « une formidable exception du droit et à la loi » : trafics, violences physiques, etc. « La prison, c’est l’illégalisme institutionnalisé. » Avant l’invention de cette « petite machinerie » à la fin du XVIIIe siècle, l’illégalisme était une sorte de « fonction constante et générale de la société », condition à la fois de survie et de développement de cette société. Lorsque la bourgeoisie est parvenue à organiser son propre pouvoir, au XIXe siècle, cette tolérance collective ne pouvait plus être acceptée. Tout en continuant à s’aménager ses propres illégalismes, celle-ci a cherché à réprimer et à contrôler les illégalismes populaires. « La moralité de l’ouvrier était absolument indispensable, dès lors qu’on avait une organisation économique de type industriel. » L’un des moyens utilisés a été de constituer « une frange d’individus voués de façon définitive à un illégalisme professionnel », plus faciles à surveiller qu’un illégalisme diffusé à tout le corps social. L’existence de ce groupe, dont la masse de la population est la première victime, a rendu beaucoup plus acceptable la présence permanente de la police. « La fabrication de la délinquance par la prison, ce n’est pas son échec, c’est sa réussite, puisqu’elle était faite pour ça. » En excluant par ces effets toute réinsertion sociale, elle assure le contrôle sur les illégalisme et la disponibilité des délinquants. La régression de la prison correspond au développement d’une pratique de contrôle global, des vols, par exemple, dans une limite tolérable par rapport au coût de la lutte contre eux. « Les petits illégalismes font partie maintenant des risques sociaux acceptables. » D’autre part, les grands trafics échappent désormais à la compétence des délinquants traditionnels, gérés par les grands capitalistes eux-mêmes. On n’a plus besoin d’usines à fabriquer des délinquants, mais d’instruments de contrôle qui vont se substituer à elles. Une critique de la prison n’est ni révolutionnaire, ni contestataire, ni même progressiste, si elle fait l’économie de l’analyse de l’économie générale des illégalisme. « Pas de réforme de la prison sans la recherche d’une nouvelle société », une société dans laquelle le pouvoir n’aurait pas besoin d’illégalisme.

 

PENSER NOTRE ACTUALITÉ PÉNALE AVEC FOUCAULT, PAR SYLVAIN LAFLEUR

Dans cette sorte de postface, Sylvain Lafleur s’applique à replacer ce texte dans la pensée de Foucault, tout en précisant quelques notions. Il propose également une mise en perspective des thèses de cette conférence à la lumière du monde pénal d’aujourd’hui. La population carcérale, depuis plus de quarante, n’a cessé de se multiplier. Elle était de 200 000 individus aux États-Unis dans les années 1970 et compte désormais 2,3 millions d’individus, plus 4,7 millions de personnes sous l’emprise de mesures probatoires. Ces mesures alternatives auraient participé à augmenter les durées d’emprisonnement, à alourdir les sanctions contre certaines infractions et à instaurer une architecture de surveillance « molle ». Elles sont plutôt un remède au problème de la surpopulation carcérale. « La tendance en matière de sanctions dans la majorité des pays occidentaux consiste, d’une part, à judiciariser des individus commettant des gestes délictueux faisant l’objet d’une nouvelle intolérance, et d’autre part, à judiciariser de façon préférentielle les populations socialement défavorisées et ethniquement discriminées. »

 

« MAISON SOUS SURVEILLANCE ». ENTRETIEN AVEC TONY FERRI

Philosophe, chercheur et conseiller pénitentiaire d’insertion, Tony Ferri répond à quelques questions à propos de la philosophie de Michel Foucault sur la question des prisons : « Michel Foucault a une lecture de notre société comme étant, pour une bonne part, particulièrement disciplinaire, c’est-à-dire qu’elle vise, au premier chef, à la normalisation des pensées et des conduites, ce qui implique, selon lui, la mise en oeuvre et le développement d’une foule de techniques de correction, de punition, de coercition, au sein même de la collectivité, au plus près des corps, afin de produire des transformations, des conditionnements, des résignations. » Il expose précisément le fonctionnement des différents dispositifs de surveillance électronique et surtout ses multiples conséquences. « Il appert que, en mieux ouvert, le fait d’être placé en détention domiciliaire sous surveillance électronique et d’être soumis ou ordonné à une exigence de traçabilité (c’est-à-dire le sentiment d’être surveillé quotidiennement et de devoir rendre constamment des comptes faisant écho à l’affect) entraîne la réapparition des murs carcéraux en soi et autour de soi. » À propos de l’application StopCovid, mobilisant Machiavel, Hobbes et Deleuze, il précise que « le meilleur moyen de coloniser quotidien des gens par des mécanismes de contrôle renforcé et global consiste à solliciter non pas seulement leur approbation, mais leur contribution active. »

 

QU’EST-CE QU’UN ILLÉGALISME ? ENTRETIEN AVEC ANTHONY AMICELLE

Professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, Anthony Amicelle précise la notion d’illégalisme que Foucault ne définit pas précisément, bien qu’elle soit chez lui centrale et féconde.

Alors que se multiplient de plus en plus rapidement les dispositifs de contrôle, à l’ombre des États d’urgence dont nombre de dispositions provisoires deviennent permanentes, et sous couvert de protection des populations, contre le terrorisme ou les virus, cette conférence de Michel Foucault qui va bien au-delà de la seule question de la prison et interroge la société dans son ensemble, mérite toute notre attention, pour ses renversements de perspectives et sa portée ambitieuse. [1] Cette note de lecture nous a été transmise par La bibliothèque Fahrenheit 451

Police-prison-surveillance-contrôle-couvre-feu, par Adil Idres

Je vous en fais un compte-rendu pour amorcer une réflexion féconde sur notre système de justice.Cet ouvrage dresse une critique radicale du caractère punitif et asservissant du monde carcéral, et de ses extensions manifestes et effectives par-delà les murs de la prison. Les auteur.es, en prenant appui sur la conférence de Michel Foucault adressée aux Montréalais.es en 1976, déboulonnent un à un les mythes de la présumée fonction réparatrice et réhabilitatrice de la prison. Il est alors question des pratiques de dépendance à l’institution judiciaire-carcérale-policière par le biais du contrôle et de la surveillance, et des pratiques de ponction financière qui siphonnent l’argent des plus pauvres.Le paradigme du légalisme/illégalisme est examiné selon son caractère foncièrement capitaliste et raciste en affirmant que cette distinction s’est inscrite dès la fin du XVIIIe siècle dans le contexte de l’industrialisation massive et de l’esclavage-ségrégation. La bourgeoisie a alors légiféré sur le droit à la propriété privée par des pratiques d’exploitation et d’expropriation. Dans les usines et les ports, les matières premières et les moyens de production se trouvaient dans les mains des classes prolétaires. Et les illégalismes qui étaient courants et qu’il fallait endiguer étaient les illégalismes de bien. La police comme institution a vu le jour précisément dans ce contexte de protection des richesses de la classe dominante. Dans cet élan, l’idéologie capitaliste et raciste a proscrit tous les comportements non rentables et financièrement improductifs tels que le flânage, l’alcoolisme, l’inexactitude et la paresse, taxés d’indiscipline et d’immoralité ouvrières et  »indigènes ».Et donc eu égard à la genèse de l’institution judiciaire-carcérale-policière et des intérêts qu’elle poursuit, il n’est pas du tout étonnant que les crimes fiscaux, environnementaux et militaires ne soient pas condamnés dans la même arène que le crime populaire.Aujourd’hui, dans cette “””gouvernance””” où le financement du secteur public s’érode au profit de l’enrichissement du secteur privé, l’État convoque d’autres instances para-carcérales en vu de maintenir les pratiques de contrôle et de surveillance : dettes, familles, DPJ, et organismes communautaires. Et donc le point focal de toute cette entreprise critique consiste premièrement à remettre en cause les velléités du mouvement abolitionniste. En effet, les auteur.es formulent leur argumentaire selon lequel les pratiques de contrôle, de prédation et de surveillance s’installeront davantage dans les interstices du quotidien des plus démunis dès lors qu’une révolution de l’institution pénale, judiciaire et policière ne s’enclenche pas. Les élans de réformes ne feront alors que reconduire et étendre les forces du pouvoir sur les individus.Deuxièmement et fondamentalement, il est question d’une critique radicale du paradigme de l’État moderne, en ce sens qu’il repose fondamentalement sur l’enchevêtrement des rapports capitalistes, coloniaux et patriarcaux. C’est pourquoi les mécanismes de discrimination, de profilage, de mise en dépendance et d’incarcération des subalternes ne sont pas accidentels et contingents, mais sont le reflet diaphane de l’idéologie des dominants qui a prévalu dès le renversement de l’Ancien Régime.

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