1984 (Édition française)

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    George Orwell

    Publisher: Éditions de la rue Dorion

    Year: 2019

    Format: Paperback

    Size: 512 pages

    ISBN: 9782924834015

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« Novlangue », « police de la pensée », « Big Brother »… Soixante-dix ans après la publication du roman d’anticipation de George Orwell, les concepts clés de 1984 sont devenus des références essentielles pour comprendre les ressorts totalitaires de la société actuelle. Dans un monde où la télésurveillance s’est généralisée, où la numérisation a donné un élan sans précédent au pouvoir et à l’arbitraire des administrations, où le passé tend à se dissoudre dans l’éternel présent de l’innovation, le chef-d’œuvre d’Orwell est à redécouvrir dans une nouvelle traduction et une édition critique.

En 1984, dans la mégapole tentaculaire d’une superpuissance mondiale, Winston Smith vit, comme les autres membres du Parti, « cadenassé dans sa solitude » sous le regard constant du télécran et de Big Brother. Petit employé de bureau, il se rend chaque jour au ministère de la Vérité, dont la tâche est de lisser le réel par de nouveaux mots de novlangue et d’expurger les archives pour en gommer toute contradiction avec la ligne officielle du moment. Mais quand Winston parvient à se fermer quelques instants aux sollicitations incessantes du télécran, sa sensibilité lui souffle que le monde, un jour, a dû être différent. Dans les interstices de cette société quadrillée, il commence un journal, tombe amoureux et flâne dans les quartiers des proles où subsistent encore quelques fragments du passé aboli…

Cette nouvelle traduction corrige les lacunes de la version réimprimée à l’identique depuis 1950 (une quarantaine de phrases manquantes et de nombreux contresens). Au contraire de la traduction « moderne » parue chez Gallimard en 2018, nous respectons la temporalité d’origine du récit et restituons la dimension philosophique et la fulgurance politique du roman d’Orwell dans les termes que des millions de lecteurs se sont appropriés depuis un demi-siècle, tout en rendant hommage à la dimension poétique de cette œuvre pleine d’humour, d’amertume et de nostalgie.

Extrait du chapitre premier

C’était un jour d’avril froid et lumineux, et les horloges sonnaient 13:00. Winston Smith, qui avançait le menton rentré dans le cou pour tenter d’échapper au vent mauvais, franchit rapidement les portes vitrées des demeures de la Victoire, pas assez vite cependant pour empêcher un tourbillon de poussière gravillonneuse de s’engouffrer avec lui.

Le hall d’entrée sentait le chou bouilli et la vieille carpette. À l’une de ses extrémités, une affiche en couleurs, de proportions démesurées pour l’intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simplement un énorme visage, large de plus d’un mètre : celui d’un homme d’environ quarante-cinq ans à la moustache noire fournie et aux beaux traits vigoureux. Winston se dirigea aussitôt vers l’escalier. Inutile d’essayer l’ascenseur. Même pendant les périodes fastes, il fonctionnait rarement, et le courant électrique était désormais coupé pendant la journée – une des mesures d’économie adoptées en prévision de la semaine de la haine. Son appartement se trouvait au septième étage et Winston, qui avait trente-neuf ans et un ulcère variqueux à la cheville droite, monta lentement en s’arrêtant plusieurs fois pour se reposer. Sur chaque palier, face à la cage d’ascenseur, le visage géant de l’affiche le scrutait depuis le mur. C’était un de ces portraits qui donnent l’impression de vous suivre constamment des yeux. Au bas de l’image, on pouvait lire « Big Brother vous regarde ».

Dans l’appartement, une voix sirupeuse débitait une série de chiffres concernant, apparemment, la production de fonte. Elle sortait d’une plaque de métal rectangulaire semblable à un miroir sans tain qui formait une partie du mur de droite. Winston actionna un interrupteur et la voix passa en sourdine, même si les mots restaient audibles. On pouvait baisser le son de l’appareil (qu’on appelait « télécran ») mais pas l’éteindre complètement. Il s’avança vers la fenêtre : silhouette grêle d’un homme plutôt petit, vêtu d’une combinaison bleue – l’uniforme du parti – qui soulignait sa maigreur. Ses cheveux étaient très clairs, son visage naturellement sanguin, sa peau rendue rêche par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l’hiver qui venait de finir.

Dehors, même à travers la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. En bas, dans la rue, de petits tourbillons de vent entraînaient des spirales de poussière et de papiers déchirés, et malgré le soleil éclatant et le ciel d’un bleu dur, tout semblait décoloré à l’exception des affiches placardées un peu partout. Le visage à la moustache noire vous surplombait du regard à chaque angle stratégique. Il y en avait un sur la façade juste en face. « Big Brother vous regarde », disait la légende, et les yeux sombres s’enfonçaient dans ceux de Winston. Plus bas, au niveau de la rue, une autre affiche, déchirée d’un côté, battait à chaque rafale, couvrant et découvrant alternativement le seul mot « angsoc ». Dans le lointain, un hélicoptère glissa à basse altitude entre les toits, s’immobilisa un instant comme une mouche bleue et repartit en flèche dans un vol incurvé. C’était la police qui épiait aux fenêtres des gens. Cela dit, les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule la police de la pensée était vraiment dangereuse.

Dans le dos de Winston, le télécran continuait son mitraillage de commentaires sur la fonte et la production record du IXe Plan triennal. Le télécran servait simultanément de récepteur et d’émetteur. Il enregistrait dès qu’on émettait un son plus élevé qu’un murmure très bas, et tant qu’on se trouvait dans le champ de vision de la plaque de métal, on pouvait être à la fois écouté et regardé. Bien sûr, il n’y avait aucun moyen de savoir si on était observé à tel ou tel moment. À quelle fréquence et selon quelle règle la police de la pensée se branchait sur un réseau individuel, on ne pouvait que le deviner. Il était même possible qu’elle surveille chacun en permanence. En tous cas, elle pouvait se connecter sur votre réseau à tout moment. On devait vivre, on vivait – par une habitude qui s’était muée en instinct – en partant du principe que le moindre son était écouté et, hormis dans l’obscurité, le moindre mouvement épié.

Winston tournait toujours le dos au télécran. C’était plus sûr – même si, il le savait bien, un dos peut en dire long. À un kilomètre de là, le ministère de la Vérité, où il travaillait, dominait de sa haute tour blanche le paysage cendreux. Et voilà, pensa-t-il avec une sorte de vague dégoût, voilà Londres, capitale de la Zone aérienne Un, Londres qui formait à elle seule la troisième province la plus peuplée d’Océanie. Il chercha dans sa mémoire un souvenir d’enfance qui lui indiquerait si la ville avait toujours ressemblé à ça. Avaient-ils toujours été là, ces alignements de maisons XIXe vermoulues, avec leurs pignons étayés par des poutres, leurs fenêtres colmatées par du carton, leurs toitures couvertes de tôle ondulée et leurs murets de jardins bringuebalant follement dans toutes les directions ? Et ces endroits bombardés où la poussière de plâtre soufflait en spirales, où l’épilobe grimpait sur les tas de décombres ? Et ces zones où les bombes avaient dégagé des surfaces plus vastes, sur lesquelles avaient poussé des colonies sordides de cabanes en bois, semblables à des cages à lapins ? Inutile, Winston ne se rappelait pas. Il ne lui restait de son enfance qu’une série de tableaux brillamment illuminés, sans arrière-plan et pour la plupart incompréhensibles.

Le ministère de la Vérité – Vérigouv, en novlangue – tranchait nettement avec tout autre bâtiment visible alentour. C’était une énorme pyramide de béton d’un blanc éclatant dont la structure à gradins culminait à trois cents mètres de haut. De son poste d’observation, Winston parvenait tout juste à déchiffrer les trois slogans du parti gravés en lettrage élégant sur la façade blanche :

LA GUERRE, C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ, C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORANCE, C’EST LA FORCE

Presse

Revue Relations

Rares sont les personnes qui n’ont jamais entendu parler de 1984, le célèbre roman d’anticipation de George Orwell dont on souligne cette année le 70e anniversaire de parution. Big Brother fait désormais partie de notre imaginaire collectif et l’expression novlangue est passée dans l’usage. Jusqu’ici, malgré les multiples réimpressions, la traduction française publiée par Gallimard continuait à poser des problèmes avec ses 42 phrases manquantes par rapport à l’original et d’importantes coquilles, comme le fait de dire que les prolétaires constituaient 15 % de la population d’Océanie… au lieu de 85 % ! Profitant de cet anniversaire et prenant de court les autres maisons d’édition – car en France les œuvres d’Orwell entreront dans le domaine public en 2020–, Gallimard décidait enfin, en 2018, de lancer une traduction renouvelée, cette fois sous la plume de Josée Kamoun. Si cette nouvelle mouture présente un certain style, on se demande bien ce qui a motivé la traductrice à remplacer la locution police de la pensée par mentopolice et, surtout, de traduire littéralement newspeak par néoparler plutôt que de conserver le terme novlangue pratiquement devenu un concept de référence. Ce faisant, elle affadit la réflexion philosophique sur les liens entre langue et pensée, qui est pourtant au cœur de 1984.

Fort heureusement, une maison d’édition québécoise, les Éditions de la rue Dorion, nous propose une autre traduction qui restitue à ce livre culte sa vigueur philosophique. L’ajout de deux mises au point d’Orwell, dans lesquelles il précise ses intentions, permet d’ancrer la pensée de l’auteur dans son parcours de militant de gauche et donc d’en faire une lecture politique plus éclairée. En plus, la postface de la traductrice Celia Izoard vient renforcer et actualiser la réflexion sur le totalitarisme qui, trop souvent, a été cantonnée à la dénonciation du totalitarisme soviétique. Cette contextualisation est fort salutaire car, depuis quelques années, plusieurs auteurs associés à la droite conservatrice se réclament d’Orwell tant en Europe qu’au Québec. Ainsi, le 11 juin dernier, dans le Journal de Montréal, Mathieu Bock-Côté, se basant sur Orwell, critiquait « la tentation totalitaire de la gauche universitaire médiatique ». C’est passer à côté du fait que la critique orwellienne du langage ne peut être ainsi réduite à une critique de la rectitude politique.

Plus que d’euphémisation du langage, c’est de sa distorsion dont il est radicalement question dans 1984, comme en témoignent les slogans légendaires du parti écrits sur la façade blanche du ministère de la Vérité: la guerre c’est la paix; la liberté c’est l’esclavage; l’ignorance, c’est la force. D’ailleurs, le concept même de liberté est appelé à disparaître puisque la novlangue est la seule langue qui évolue en s’appauvrissant : « Ne vois-tu pas que tout l’objet de la novlangue est de restreindre le champ de la pensée ? » rappelle Syme à Winston (p. 93). Et quand, dans ce roman, il est question de la doublepensée, on ne peut s’empêcher de penser à Donald Trump qui invente et impose des événements comme s’ils étaient réels (les fameux « faits alternatifs »). À la longue, un tel dévoiement du langage conduit à la déshumanisation et à l’impossibilité du politique, qui sont les ressorts ultimes du totalitarisme comme l’a bien montré la philosophe Hannah Arendt.

Assurément, cette nouvelle traduction peut venir tonifier la lecture de ceux et de celles qui connaissaient déjà 1984 et elle aidera de nouvelles générations friandes du numérique à mieux comprendre le monde – orwellien – dans lequel elles vivent.

Anne-Marie Claret

Relations, no 804, septembre-octobre 2019, p. 48.

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La Librairie Pantoute

VIVRE 1984 EN 2019 ?

George Orwell, supporter anglais d’une milice anarcho-marxiste, le POUM, en pleine guerre civile espagnole, en 1937, a vu l’avènement d’un monde troublant, à Barcelone, où le parti communiste fait la pluie et le beau temps.

« J’ai lu des articles de journaux qui n’avaient aucun rapport avec les faits, pas même le genre de rapport qu’implique habituellement le fait de mentir à leur sujet (…) Ce genre de chose m’effraie, car cela me donne le sentiment que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de notre siècle ». Il va écrire, près de dix ans plus tard, un avertissement sous la forme d’un roman d’anticipation, 1984, une mise en garde nous avisons que idées totalitaires peuvent prendre racines « dans les esprits des intellectuels », et que si nous les combattons pas, un Big Brother, ou autre, va triompher partout.

Il faut encore lire 1984 pour ne pas le vivre en 2019, et on peut maintenant le faire dans une édition québécoise, grâce à une toute nouvelle traduction de Celia Izoard.

Pourquoi une autre ? L’an dernier, en France, avant que l’œuvre n’entre dans le domaine public, les éditions Gallimard avaient commandées, eux-aussi, une nouvelle traduction de Nineteen Eighty-Four d’Orwell à la professionnelle Josée Kamoun. Bonne idée ! Le travail d’Amélie Audiberti, de la première édition parue en 1950, comportait de nombreux défauts : des phrases manquantes, des fautes de détail, des contresens nuisant à l’intelligence de l’œuvre. Sauf que Josée Kamoun, « afin de rendre justice au texte d’un point de vue littéraire », va choisir de traduire au présent un récit écrit au passé par Orwell. De plus, « par souci d’exactitude » (!), elle va préférer substituer « néoparler » à la traduction « novlangue » usuelle, en français, depuis les années 1950.

Des choix qui ne peuvent satisfaire plusieurs admirateurs francophones de l’œuvre. Des choix qui vont mener à ce 1984 des éditions, québécoises, de la rue Dorion, avec cette traduction de Celia Izoard qui restitue la « temporalité d’origine » et la « facture classique » du récit d’Orwell, en restaurant «la dimension philosophique et la fulgurance politique dans les termes que des millions de lectrices et de lecteurs francophones se sont appropriés depuis plus d’un demi-siècle ». Bref, « en restant fidèle au projet qu’Orwell définit en 1946 : «Ce que j’ai voulu plus que tout, c’est faire de l’écriture politique un art » ».

Vivons nous 1984 en 2019 ? C’est le questionnement de Celia Izoard dans une postface de cette édition : « 1984 à l’heure de l’emprise numérique ».

En fait, notre monde n’est pas orwellien (le capitalisme « tient bon », et il n’a pas « d’ambiance de rationnement »), tout en l’étant avec cette « utopie de la communication qui s’est bel et bien matérialisée » sous sa forme la plus néfaste : des géants mondiaux qui administrent la vie personnelle de milliards d’individus, et la plupart des informations accessibles. « La numérisation des activités humaines a moins rapproché les individus les uns des autres qu’elle n’a rapproché les individus des machines ».

Le Winston Smith de 2019 ne vit pas « cadenassé dans sa solitude » sous le regard constant d’un Big Brother, mais épié et « conseillé » par le Big Data. Comme dans le roman d’Orwell, nous voilà obligé de mener une gymnastique de l’esprit, à faire « coexister » dans notre tête deux « propositions antagonistes » : notre environnement est entièrement conçu pour sonder nos allées et venues, nos goûts, notre intimité, « en vue de soutirer le plus d’argent possible », mais «à part ça », nous sommes libres. Posons-nous toujours la question : sommes-nous certains que nos pensées nous appartiennent entièrement ?

Nous pouvons y parvenir en permettant à l’esprit critique de subsister. Nous pouvons résister à l’envahissement du Big Data, par la solidarité, par la pratique d’activité, comme le suggère Celia Izoard, non subordonnées aux lois du marché, ou, tout simplement, en soumettant constamment nos pensées mercantiles à l’épreuve du « en ai-je vraiment besoin ? »

George Orwell a énoncé, avant son décès, dans une mise au point à son œuvre : « Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver ». Ne permettons pas que 1984 se réalise, là est la morale de son cri d’alarme, « cela dépend de nous ».

1984. George Orwell (nouvelle traduction de Celia Izoard), Éditions de la rue Dorion.

Nuit blanche, magazine littéraire

Dans les romans qui nous projettent dans l’avenir, qu’ils soient de Wells ou de Huxley, de Bradbury, Döblin, Werfel ou même dans une certaine mesure dans l‘Héliopolis de Jünger, l’anticipation est rarement joyeuse ! La palme revient sans doute à La route de Cormac McCarthy, qui suit l’errance des rares survivants d’une catastrophe.

Contrairement à la science-fiction, qui recoupe ou inclut souvent l’utopie politique, dans 1984 pas de fusées intergalactiques, ni de robots plus intelligents que les hommes. George Orwell s’attache exclusivement à l’organisation politique et sociale d’un État imaginaire et reconnaissable avec des populations bien terrestres et pas de progrès technologiques notoires. Mais, il faut bien le dire, 1984 est sinistre et sa noire opacité s’accentue à mesure que le roman va vers sa fin, qu’on connaît d’avance et redoute, car elle est inéluctable.

Fiction ? Si l’on veut mais Orwell, homme de terrain, sait de quoi il parle. On a fait le compte de ses emprunts à la réa- lité qu’il a vécue : la politique de l’Empire britannique – dont il fut fonctionnaire en Asie -, la guerre civile espagnole – à laquelle il participa au sein du parti anarchiste éliminé par les communistes –, la misère extrême des quartiers populaires de Londres – sur laquelle il enquêta et écrivit –, la guerre froide entre les blocs de l’Est sous la gouverne soviétique et l’Ouest dominé par les États-Unis. C’est donc dans cette ambiance qu’il écrivit son roman en 1948. Pour compléter sa documentation, il avait sans doute en mémoire les procès de Moscou de 1937 et la grande paranoïa de Staline. Big Brother en a le visage et l’omniprésence sur les écrans, mais existe-t-il ? « Personne n’a jamais vu BB […]. C’est la figure sous laquelle le parti choisit de se présenter au monde.»

Le monde orwellien se divise en trois ensembles qui se livrent une guerre permanente: la guerre est une nécessité pour assurer la puissance d’un État toujours uni contre un ennemi, celui-ci changeant selon les circonstances. Ses méthodes ont fait leurs preuves : mobilisation perpétuelle, lavage de cerveau systématique pour entretenir la haine, révision de l’Histoire devant être mise à jour par une retouche continue des livres et journaux rapportant des événements antérieurs, surveillance permanente de tous et en tout lieu par des écrans partout répandus, délation encouragée à l’intérieur des familles, élimination (« vaporisation » des déviants).

Le protagoniste Winston Smith est l’un d’eux en pensée et il lui faut dans son consciencieux travail de « correction » de l’information être à chaque seconde sur ses gardes. La vie sexuelle est réprimée mais il enfreint l’interdiction de nouer une relation avec sa collègue Julia. Ils cachent leurs amours chez un vieil antiquaire qui leur inspire confiance. Un jour la foudre frappe: ils sont tombés dans le piège, arrêtés, séparés, emprisonnés. Dans ce régime implacable nul refuge possible, même dans la conscience personnelle comme Winston l’avait cru. Malgré ses résolutions il trahira aussi Julia. Le régime sait diaboliquement détecter les dissidents qui se rendent coupables du crime de « double pensée ». Winston est donc méthodiquement torturé pour sa « réhabilitation ». Le régime aura gagné, car, comme le lecteur s’en doutait, Winston, vidé de lui-même, finira par admettre que «deux et deux font cinq». Le roman conclut: « Il aimait Big Brother ».

Point n’est besoin de nous demander si les prévisions d’Orwell sont justes. Elles sont déjà réalisées ou en passe de l’être. Ainsi ce roman donne souvent l’impression bizarre de déjà-vu. Reviennent en mémoire les témoignages des rescapés de l’hitlérisme et du stalinisme (par exemple dans l’admirable livre de Svetlana Alexievitch – Prix Nobel – La fin de l’homme rouge, qui rassemble des récits de vie sur l’époque de Staline et celle qui l’a suivie). La réalité est à la hauteur de la fiction…

Non seulement le régime totalitaire impose systématiquement l’orthodoxie de la pensée unique mais grâce au langage simplifié et appauvri de la « novlangue », il annule tout souvenir de culture et le passé lui-même (le ministère de la Vérité y veille). D’ailleurs y eut-il un passé puisque tout est falsifié? Winston et Julia interdits de mémoire et de pensée comme tous leurs contemporains se demandent ce qu’il y eut avant la Révolution. Rien, tout a commencé avec elle. Pour bien modeler les esprits sont prévus des exercices quotidiens de haine dirigée sur des cibles désignées et renouvelables. Tout autre sentiment étant éliminé, il ne reste qu’un monde de terreur. Cependant Winston parvient à lire en secret le « livre de Goldstein », qui rétablit la réalité. Il constitue un véritable traité de dystopie et dans la trame romanesque un corps étranger (de lecture fort ennuyeuse…), comme si l’auteur avait voulu théoriser ce qu’il a mis en scène concrètement et habilement.

Un espoir peut-il subsister? Il viendrait de cette couche de la population tenue en marge et en laisse, les « proles » jugés ! trop inférieurs et parqués dans leurs quartiers sordides. Hurler avec les loups et garder son quant-à-soi ? Avec la conviction qu’énonce Julia : « Ils peuvent nous faire dire n’importe quoi, n’importe quoi mais ils ne peuvent pas nous obliger à y croire. Ils ne peuvent pas entrer en nous ». Acte de foi dOrwell ? On peut l’admettre mais il est bien fragile…

Ce récit où la part de fiction est mince par rapport à ce qu’aujourd’hui nous savons, nous fait évidemment réfléchir, car notre présent n’est en ses traits fondamentaux pas très différent de celui de l’auteur. En prolongeant et en durcissant les tendances qui pouvaient s’observer dans le monde après la Deuxième Guerre, Orwell fabrique un avenir, celui de 1984: le procédé est simple et l’intention évidente. Mais nous avons maintenant dépassé l’année 1984 et notre angoisse ne fait qu’augmenter.

On peut se demander : pourquoi l’actuel regain d’intérêt pour ce « classique » de la littérature d’anticipation? Pourquoi d’abord en faire une nouvelle traduction ? Celia Izoard explique que les précédentes étaient fautives, incomplètes et discutables. A coup sûr le succès est largement dû à la peur des événements qu’aujourd’hui nous voyons se profiler mais à la différence de ce qui est narré dans 1984, les causes actuelles de notre peur ne relèvent pas seulement d’un système politique mondial. Ce qui est envisagé est la fin de notre civilisation d’ici une ou deux décennies, voire la perspective – qui n’est pas un fantasme – que l’humanité disparaisse. Par dizaines, anthropologues, philosophes, économistes, financiers, démographes, politologues et climatologues font des projections qui convergent vers une rupture et un effondrement global de la société dans une planète devenue, peu à peu mais en accéléré, inhabitable. Ce serait (ils disent pour la plupart : se sera) un monde où les ressources énergétiques et alimentaires s’épuisent, par l’effet des dérèglements climatiques – désertification, pollution de l’eau et de l’air, disparition de la biodiversité biologique -, surpopulation (par exemple en Afrique) entraînant des vagues migratoires incontrôlables vers les pays d’Europe, accroissement par les ravages de l’économie de marché de l’écart entre riches et pauvres, donc source de guerres ouvertes avec la perspective jamais éliminée de conflits nucléaires. Les analystes sont quasi unanimes dans leurs conclusions mais collectivement, les gouvernements avec la plupart d’entre nous sont sourds et volontairement aveugles : ce monde de demain possible deviendra réalité si nous ne changeons pas notre mode de produire, de consommer, de vivre et de penser. Orwell pourrait aujourd’hui réécrire son livre sur des bases qui débordent le totalitarisme politique brutal et implacable de Big Brother et où celui-ci aurait un autre visage, mais nous avons de bonnes raisons de considérer l’auteur de 1984 comme un lanceur d’alerte.

Roland Bourneuf

Nuit blanche. Magazine littéraire, no 157, hiver 2020


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