11 mars 2021 Par Jade Lindgaard
Dix ans après l’accident nucléaire de Fukushima, il faut toujours arroser les réacteurs de la centrale pour stabiliser leur température. La zone d’évacuation s’étend encore sur plus de 300 km2. Pour l’auteur et théoricien Sabu Kohso, c’est une « catastrophe éternisée » dont les effets nourrissent un « capitalisme apocalyptique ».
Cela tombe comme un rideau de fin de spectacle, ça veut claquer comme une fermeture de ban : mercredi 10 mars, à la veille du dixième anniversaire de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi au Japon, une instance onusienne affirme qu’aucun lien ne peut être établi entre la radioactivité rejetée par les réacteurs fracassés par le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 et les taux de cancer mesurés depuis parmi les habitant·e·s.
Dans son rapport de 248 pages, le comité scientifique de l’ONU sur les effets des radiations atomiques (Unscear) explique que la forte augmentation de cancers de la thyroïde constatée chez les enfants n’a pas été causée par l’exposition aux rayons ionisants. Mais n’est que la conséquence du suivi sanitaire très précis mis en place par les autorités après la catastrophe : on verrait aujourd’hui ce qu’on ne cherchait pas auparavant. Par ailleurs, aucune hausse de déformations congénitales, de fausses couches, ou de naissances prématurées n’a été mesurée.
Le pasteur Akira Sato, en tenue de protection, devant l’ancien bâtiment d’une église, à Tomioka, abandonnée après l’accident nucléaire de 2011. (Philip Fong/AFP)
En février 2020, 237 cas de cancers de la thyroïde étaient recensés par la préfecture de Fukushima, indique le World Nuclear Status Report. Le comité de suivi sanitaire de la préfecture de Fukushima ne reconnaît pas à ce stade de lien de causalité entre les occurrences de ce cancer et l’accident nucléaire. Le dépistage systématique mis en place montre un taux élevé de nodules tumoraux de la thyroïde chez les enfants âgés de 18 ans ou moins au moment de l’accident, précise l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). La plupart des cas identifiés sont de petite taille et sans expression clinique – à la différence de ceux qui sont recensés en France dans les registres des cancers.
Pour Greenpeace Japon, il est bien trop tôt pour conclure que le catastrophe nucléaire n’a pas provoqué de cancers, car les effets des radiations peuvent apparaître après de longues années. L’ONG s’inquiète en particulier du retour des résident·e·s dans des zones partiellement ou mal décontaminées, qui pourraient subir des conséquences à long terme sur leur état de santé.
Qui croire ? Greenpeace est une organisation antinucléaire. L’Unscear est une instance d’arbitrage scientifique qui se distingue régulièrement par son déni des impacts sanitaires délétères des radiations, notamment au moment de l’accident de Tchernobyl, en 1986. Cet organe unique en son genre bénéficie de l’aura que lui confère l’adoption de ces rapports en assemblée générale à l’ONU. Pourtant, son « recrutement est fortement endogène, ses délibérations privées et ses avis sans appel », décrit Yves Lenoir dans son livre La Comédie atomique, une histoire critique des instances de contrôle des radiations (voir ici notre entretien vidéo en 2016).
Le bilan humain et sanitaire de Fukushima fait l’objet d’une bataille de chiffres depuis dix ans, alors que l’estimation du nombre de personnes tuées par le tsunami de mars 2011 semble incontestée, autour de 20 000 morts. L’histoire de la plus grave catastrophe du début du XXIe siècle est loin d’être écrite.
Dix ans après, l’accident de Fukushima continue. Il n’a jamais cessé en réalité : de l’eau doit encore être injectée en permanence sur trois des réacteurs de la centrale nucléaire pour stabiliser leur température – ainsi que de l’azote, pour éviter une explosion d’hydrogène. Cet arrosage permanent génère 150 mètres cubes d’eau contaminée chaque jour – soit l’équivalent d’une piscine olympique toutes les trois semaines. Tepco, l’exploitant de l’installation, se donne encore dix ans pour récupérer tous les combustibles usés entreposés dans les piscines des six réacteurs – qui elles aussi doivent être constamment refroidies.
Les eaux souterraines en périphérie de la centrale sont pompées et déversées dans la mer, pour éviter qu’elles n’entrent en contact avec la radioactivité dans les bâtiments. Le sol est congelé en permanence sur une profondeur de 30 mètres pour former un « mur imperméable » et empêcher les radioéléments de se propager en dehors de la centrale.
Evolution du débit de dose dans l’air (1m du sol) autour de la centrale de Fukushima Daiichi, entre le 29/04/11 et le 21/01/20 (©IRSN)
Après dix ans de ce traitement intensif, le volume des eaux contaminées et entreposées sur place en attendant que Tepco trouve quoi en faire, dépasse le million de mètres cubes. En février 2020, 977 cuves de mille mètres cubes chacune s’alignaient sur le site, détaille l’IRSN. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) estime que les capacités maximales d’entreposage du site devraient être atteintes l’année prochaine, d’ici l’été 2022. Les pistes à l’étude pour se débarrasser de cette eau encore partiellement contaminée sont l’évaporation et le rejet dans l’océan Pacifique.
Ces interminables travaux de gestion post-accidentelle sur la centrale de Fukushima-Daiichi font dire au théoricien et auteur Sabu Kohso que Fukushima est une « catastrophe éternisée ». Elle « témoigne de la tendance irréversible des appareils humains à aliéner le corps planétaire, à déclencher toujours plus d’incidents dont les impacts affectent toutes les activités vitales, alors que lentement et imperceptiblement, le flux invisible des radionucléides ne cesse de se fondre dans notre environnement », écrit-il dans un livre tout juste paru en français, Radiations et révolution (Divergences).
Dans l’eau, dans les sols, dans les aliments, dans l’air : les radioéléments sont mesurés en permanence et régulièrement cartographiés. Entre mars 2011 et octobre 2020, le débit de dose ambiant au niveau de la préfecture de Fukushima a globalement été divisé par deux. Cette diminution est due en grande partie à la décroissance physique des deux césiums (césium-134 et césium-137), explique l’IRSN.
À la fin de l’année 2011, les autorités japonaises ont défini une « zone de décontamination active » où le gouvernement doit mener des actions de nettoyage de la radioactivité. Environ 95 000 habitant·e·s en ont été évacué·e·s après l’accident, tandis que 65 000 personnes résidant en dehors de cette zone en sont parties volontairement. Au fil des ans et des opérations de décontamination, le périmètre des zones d’évacuation s’est réduit, passant de 1 150 km2 (soit 8,3 % de la préfecture de Fukushima) en 2013 à 336 km2 (2,5 % du territoire) en mars 2020.
Carte des flux migratoires après l’accident de Fukushima: certain·e·s fuient vers l’ouest, d’autres viennent aider les victimes ou travailler (©Mathieu Delhorbe, in Radiations et révolution).
Le gouvernement a autorisé le retour des habitant·e·s dans des zones où la dose annuelle de radioactivité peut atteindre les 20 millisieverts (mSv) – un millième de sievert, l’unité qui sert à évaluer l’effet biologique produit par une dose sur un organisme vivant. Pourtant la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) fixe à 1 mSv la limite de dose annuelle, en dehors des expositions médicales et naturelles – voir à ce sujet cet entretien vidéo avec Yves Lenoir, président de l’association Enfants de Tchernobyl Belarus, et auteur de La Comédie atomique. Dans le cas japonais, cette même commission a considéré acceptable d’élever la fourchette du taux de radiation pour tout citoyen, et de fixer le seuil maximal à 20 mSv.Dix ans après l’accident, le taux de retour des résident·e·s dans la zone de décontamination n’est que de 22 %. En juin 2020, Shinzō Abe, l’ancien premier ministre japonais a annoncé la réouverture à l’habitat de l’ensemble de l’ancienne zone évacuée, « sans obligation de décontamination, générant une nouvelle vague de colère et d’incompréhension » décrit la sociologue Cécile Asanuma-Brice dans un autre livre tout juste publié, Fukushima, dix ans après. Sociologie d’un désastre (Maison des sciences de l’homme).
Cette mesure s’accompagne du paiement de 2 millions de yens (16 000 euros) par foyer pour les familles qui accepteraient de venir vivre dans l’ancienne zone évacuée au moins durant cinq années, ainsi que du paiement de 1,2 million de yens (9 500 euros) pour celles, en provenance d’autres préfectures, qui consentiraient à venir vivre dans le département de Fukushima, ajoute la chercheuse. Depuis février 2020, il n’y a plus de restriction sur la pêche et la vente d’espèces marines pêchées à proximité des côtes de la préfecture de Fukushima.
« L’INDUSTRIE DU NUCLÉAIRE NE PEUT PAS MOURIR. ELLE EST UN PEU COMME UN ZOMBIE »
Pour Sabu Kohso, cette normalisation de la vie dans un environnement radioactif est le signe de l’acceptation d’une catastrophe dont les effets ne sont définis ni dans le temps ni dans l’espace. Ils sont illimités. « Un nouveau régime de gestion de crise a été mis en place, qui prend la population en otage. Au lieu de neutraliser les émissions de matière radioactive, il l’administre. » Par contraste avec les violences directes et spectaculaires, « les effets de la radioactivité sont graduels, invisibles dispersés dans le temps et l’espace et rarement perçus comme violents ».
L’un des réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi, après l’accident (DR).
Il cite les travaux du chercheur états-unien Rob Nixon qui parle de « violence lente » pour décrire l’exposition aux déchets industriels, qui se distribue toujours de façon inégale ou discriminatoire. « Après un tsunami, aussi atroce ses conséquences soient-elles, on peut reconstruire et habiter un territoire, analyse Sabu Kohso. Le temps du deuil des disparus est possible. Après un désastre nucléaire, il est beaucoup plus difficile que des habitants maintiennent un lien avec la terre. L’exposition à de faibles doses de radiation n’est pas terminée. Les effets de la radioactivité ne sont pas clairs. » Sabu Kohso se trouvait à New York, où il vit depuis les années 1990, au moment du tsunami et du début de l’accident de la centrale nucléaire, le 11 mars 2011. Depuis, il se rend plusieurs fois par an au Japon pour observer les effets de la catastrophe. Militant dans les mouvements altermondialistes et anti-autoritaires dans les années 2000, traducteur de l’anthropologue récemment disparu David Graeber, il ne milite pas particulièrement contre le nucléaire. En 2018, il avait participé à un livre collectif où il citait ses carnets de voyage : Fukushima et ses invisibles (Les Mondes à faire).
En 2020, neuf réacteurs nucléaires étaient en activité au Japon, contre 54 avant l’accident de Fukushima. Ils ont produit l’année dernière leur plus grande quantité d’électricité depuis 2011, selon le World Nuclear Industry Status Report. En 2018 le gouvernement japonais a présenté un plan prévoyant d’augmenter la part du nucléaire dans la production d’électricité autour de 20 % d’ici 2030 – elle n’était que de 7,5 % en 2019. Cette même année, la Cour du district de Tokyo a acquitté trois anciens hauts dirigeants de Tepco, poursuivis pour négligence dans la gestion de la centrale de Fukushima Daiichi. Les plaignants ont fait appel.
Pour Sabu Kohso, le nucléaire génère un « capitalisme apocalyptique » : « Fukushima nous révèle la véritable nature du régime nucléaire, dont la croissance repose sur la distribution planétaire de son réseau de production. Après le pire des désastres, ce régime n’a pas seulement continué de produire comme si de rien n’était : il a utilisé la catastrophe pour raffermir son règne. » Cela passe par « la fusion nucléaire du capitalisme et de l’État » car « les centrales nucléaires et les armes nucléaires ne peuvent pas être fabriquées par de simples entreprises commerciales. Ça coûte tellement cher et ça demande tellement de contrôle sur la société, qu’il faut l’État. C’est un énorme nœud industriel recouvrant de nombreuses activités : extraction, transport, gestion des déchets. C’est une industrie totalisante. Une énorme machine d’oppression, d’exploitation, d’expropriation. Cette infinie production de déchets, qui ne peuvent pas être recyclés, crée une activité illimitée ». C’est ainsi selon lui que « la survie du capitalisme à sa crise permanente dépend au moins en partie du caractère perpétuel de l’industrie nucléaire », qui « se reproduit en élargissant une tâche qu’elle ne saurait accomplir ». Le « capitalisme radioactif rallonge sa vie de vampire par un schème dystopique de capitalisation : tout en expérimentant sans fin avec une technologie utopiste plus ou moins capable de traiter les déchets qui ne cessent de s’accumuler, il ne cesse pas moins d’assouvir la soif d’argent des entreprises transnationales ».