En 1917, Victor Serge, qui sera connu plus tard comme l’un des premiers dénonciateurs du totalitarisme stalinien, est à un tournant de sa vie. Il vient de purger cinq ans de prison en France pour sa collaboration au mouvement anarchiste ; la révolution qui commence en Russie répond à son impatience de passer à une action efficace dans un contexte de désespoir, de guerre et d’effondrement des mouvements révolutionnaires en Europe. Ce n’est pas un hasard s’il publie alors, sous forme d’articles dans le journal anarchiste de Barcelone Tierra y Libertad, un essai sur Nietzsche où il fait le bilan théorique de l’individualisme pour lequel il a milité jusque là. Comment concilier individualisme et lutte collective ? Quelles sont les qualités individuelles qu’il faut cultiver et répandre pour qu’une révolution sociale change effectivement la vie ? Comment comprendre, dans la pensée nietzschéenne, la contradiction entre la générosité de l’esprit libre et la volonté d’une hiérarchie sociale ? Ce sont ces questions, plutôt que des problèmes philosophiques, que Serge cherche à résoudre par sa lecture personnelle du philosophe.
Publié pour la première fois en français, le texte est accompagné d’une présentation et de notes qui apportent un éclairage à la fois sur les œuvres mêmes de Nietzsche, sur l’usage qu’en fait Serge et sur l’évolution politique de celui-ci, entre continuité des positions fondamentales et adaptation à de nouvelles exigences.
Annick Stevens est professeure de philosophie à l’Université populaire de Marseille et militante anarchiste.
Vladimir Kibaltchiche Roussakov dit Vlady (1920-2005), peintre, muraliste et scuplteur russo-mexicain, était le fils de Victor Serge.
Recension
« Parue entre août et décembre 1917 dans l’hebdomadaire anarchiste de Barcelone Tierra y Libertad, cette étude de Victor Serge (1890-1947), dont le texte original en français a été perdu, illustre sa fascination-répulsion à l’égard de celui qui inspira nombre d’anarchistes individualistes au début du XXe siècle: Friedrich Nietzsche. Car, pour Serge, il fut aussi un «philosophe de l’autorité et de la violence». Si certains aspects de cet essai ont vieilli (Nietzsche en «bon Allemand impérialiste»), les principales questions qu’il pose demeurent, en particulier celle de l’articulation entre individualisme et lutte collective. Ce texte, servi par la solide introduction d’Annick Stevens, qui l’a également traduit et annoté, marque aussi une étape méconnue dans l’évolution même de Serge, figure majeure du mouvement révolutionnaire de la première moitié du XXe siècle. Son ralliement au bolchevisme deux ans plus tard se heurtera rapidement à «son attachement inchangé aux idéaux de sa jeunesse et [à] l’impossibilité absolue d’agir en conformité avec eux». L’impératif d’efficacité à court terme va alors se transformer à son insu en une impasse tragique, dont il paiera le prix sa vie durant. »
Charles Jacquier Le Monde diplomatique, décembre 2019